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Lyrify.me

Germinal: Partie 7 chapitre 4 by mile Zola Lyrics

Genre: misc | Year: 1885

Dans la nuit même qui avait suivi l’écroulement du Voreux, M. Hennebeau était parti pour Paris, voulant en personne renseigner les régisseurs, avant que les journaux pussent même donner la nouvelle. Et, quand il fut de retour, le lendemain, on le trouva très calme, avec son air de gérant correct. Il avait évidemment dégagé sa responsabilité, sa faveur ne parut pas décroître, au contraire le décret qui le nommait officier de la Légion d’honneur fut signé vingt-quatre heures après.
Mais, si le directeur restait sauf, la Compagnie chancelait sous le coup terrible. Ce n’étaient point les quelques millions perdus, c’était la blessure au flanc, la frayeur sourde et incessante du lendemain, en face de l’égorgement d’un de ses puits. Elle fut si frappée, qu’une fois encore elle sentit le besoin du silence. À quoi bon remuer cette abomination ? Pourquoi, si l’on découvrait le bandit, faire un martyr, dont l’effroyable héroïsme détraquerait d’autres têtes, enfanterait toute une lignée d’incendiaires et d’assassins. D’ailleurs, elle ne soupçonna pas le vrai coupable, elle finissait par croire à une armée de complices, ne pouvant admettre qu’un seul homme eût trouvé l’audace et la force d’une telle besogne ; et là, justement, était la pensée qui l’obsédait, cette pensée d’une menace désormais grandissante autour de ses fosses. Le directeur avait reçu l’ordre d’organiser un vaste système d’espionnage, puis de congédier un à un, sans bruit, les hommes dangereux, soupçonnés d’avoir trempé dans le crime. On se contenta de cette épuration, d’une haute prudence politique.
Il n’y eut qu’un renvoi immédiat, celui de Dansaert, le maître-porion. Depuis le scandale chez la Pierronne, il était devenu impossible. Et l’on prétexta son attitude dans le danger, cette lâcheté du capitaine abandonnant ses hommes. D’autre part, c’était une avance discrète aux mineurs, qui l’exécraient.
Cependant, parmi le public, des bruits avaient transpiré, et la Direction dut envoyer une note rectificative à un journal, pour démentir une version où l’on parlait d’un baril de poudre, allumé par les grévistes. Déjà, après une rapide enquête, le rapport de l’ingénieur du gouvernement concluait à une rupture naturelle du cuvelage, que le tassement des terrains aurait occasionnée ; et la Compagnie avait préféré se taire et accepter le blâme d’un manque de surveillance. Dans la presse, à Paris, dès le troisième jour, la catastrophe était allée grossir les faits-divers : on ne causait plus que des ouvriers agonisant au fond de la mine, on usait avidement les dépêches publiées chaque matin. À Montsou même, les bourgeois blémissaient et perdaient la parole au seul nom du Voreux, une légende se formait, que les plus hardis tremblaient de se raconter à l’oreille. Tout le pays montrait aussi une grande pitié pour les victimes, des promenades s’organisaient à la fosse détruite, on y accourait en famille se donner l’horreur des décombres, pesant si lourd sur la tête des misérables ensevelis.
Deneulin, nommé ingénieur divisionnaire, venait de tomber au milieu du désastre, pour son entrée en fonction ; et son premier soin fut de refouler le canal dans son lit, car ce torrent d’eau aggravait le dommage à chaque heure. De grands travaux étaient nécessaires, il mit tout de suite une centaine d’ouvriers à la construction d’une digue. Deux fois, l’impétuosité du flot emporta les premiers barrages. Maintenant, on installait des pompes, c’était une lutte acharnée, une reprise violente, pas à pas, de ces terrains disparus.
Mais le sauvetage des mineurs engloutis passionnait plus encore. Négrel restait chargé de tenter un effort suprême, et les bras ne lui manquaient pas, tous les charbonniers accouraient s’offrir, dans un élan de fraternité. Ils oubliaient la grève, ils ne s’inquiétaient point de la paye ; on pouvait ne leur donner rien, ils ne demandaient qu’à risquer leur peau, du moment où il y avait des camarades en danger de mort. Tous étaient là, avec leurs outils, frémissant, attendant de savoir à quelle place il fallait taper. Beaucoup, malades de frayeur après l’accident, agités de tremblements nerveux, trempés de sueurs froides, dans l’obsession de continuels cauchemars, se levaient quand même, se montraient les plus enragés à vouloir se battre contre la terre, comme s’ils avaient une revanche à prendre. Malheureusement, l’embarras commençait devant cette question d’une besogne utile : que faire ? comment descendre ? par quel côté attaquer les roches ?
L’opinion de Négrel était que pas un des malheureux ne survivait, les quinze avaient à coup sûr péri, noyés ou asphyxiés ; seulement, dans ces catastrophes des mines, la règle est de toujours supposer vivants les hommes murés au fond ; et il raisonnait en ce sens. Le premier problème qu’il se posait était de déduire où ils avaient pu se réfugier. Les porions, les vieux mineurs consultés par lui, tombaient d’accord sur ce point : devant la crue, les camarades étaient certainement montés, de galerie en galerie, jusque dans les tailles les plus hautes, de sorte qu’ils se trouvaient sans doute acculés au bout de quelque voie supérieure. Cela, du reste, s’accordait avec les renseignements du père Mouque, dont le récit embrouillé donnait même à croire que l’affolement de la fuite avait séparé la bande en petits groupes, semant les fuyards en chemin, à tous les étages. Mais les avis des porions se partageaient ensuite, dès qu’on abordait la discussion des tentatives possibles. Comme les voies les plus proches du sol étaient à cent cinquante mètres, on ne pouvait songer au fonçage d’un puits. Restait Réquillart, l’accès unique, le seul point par lequel on se rapprochait. Le pis était que la vieille fosse, inondée elle aussi, ne communiquait plus avec le Voreux, et n’avait de libre, au-dessus du niveau des eaux, que des tronçons de galerie dépendant du premier accrochage. L’épuisement allait demander des années, la meilleure décision était donc de visiter ces galeries, pour voir si elles n’avoisinaient pas les voies submergées, au bout desquelles on soupçonnait la présence des mineurs en détresse. Avant d’en arriver là logiquement, on avait beaucoup discuté, pour écarter une foule de projets impraticables.
Dès lors, Négrel remua la poussière des archives, et quand il eut découvert les anciens plans des deux fosses, il les étudia, il détermina les points où devaient porter les recherches. Peu à peu, cette chasse l’enflammait, il était, à son tour, pris d’une fièvre de dévouement, malgré son ironique insouciance des hommes et des choses. On éprouva de premières difficultés pour descendre, à Réquillart : il fallut déblayer la bouche du puits, abattre le sorbier, raser les prunelliers et les aubépines ; et l’on eut encore à réparer les échelles. Puis, les tâtonnements commencèrent. L’ingénieur, descendu avec dix ouvriers, les faisait taper du fer de leurs outils contre certaines parties de la veine, qu’il leur désignait ; et, dans un grand silence, chacun collait une oreille à la houille, écoutait si des coups lointains ne répondaient pas. Mais on parcourut en vain toutes les galeries praticables, aucun écho ne venait. L’embarras avait augmenté : à quelle place entailler la couche ? vers qui marcher, puisque personne ne paraissait être là ? On s’entêtait pourtant, on cherchait, dans l’énervement d’une anxiété croissante.
Depuis le premier jour, la Maheude arrivait le matin à Réquillart. Elle s’asseyait devant le puits, sur une poutre, elle n’en bougeait pas jusqu’au soir. Quand un homme ressortait, elle se levait, le questionnait des yeux : rien ? non, rien ! et elle se rasseyait, elle attendait encore sans une parole, le visage dur et fermé. Jeanlin, lui aussi, en voyant qu’on envahissait son repaire, avait rôdé, de l’air effaré d’une bête de proie dont le terrier va dénoncer les rapines : il songeait au petit soldat, couché sous les roches, avec la peur qu’on n’allât troubler ce bon sommeil ; mais ce côté de la mine était envahi par les eaux, et d’ailleurs les fouilles se dirigeaient plus à gauche, dans la galerie ouest. D’abord, Philomène était venue également, pour accompagner Zacharie, qui faisait partie de l’équipe de recherches ; puis, cela l’avait ennuyée, de prendre froid sans nécessité ni résultat : elle restait au coron, elle traînait ses journées de femme molle, indifférente, occupée à tousser du matin au soir. Au contraire, Zacharie ne vivait plus, aurait mangé la terre pour retrouver sa sœur. Il criait la nuit, il la voyait, il l’entendait, toute maigrie de faim, la gorge crevée à force d’appeler au secours. Deux fois, il avait voulu creuser sans ordre, disant que c’était là, qu’il le sentait bien. L’ingénieur ne le laissait plus descendre, et il ne s’éloignait pas de ce puits dont on le chassait, il ne pouvait même s’asseoir et attendre près de sa mère, agité d’un besoin d’agir, tournant sans relâche.
On était au troisième jour. Négrel, désespéré, avait résolu de tout abandonner le soir. À midi, après le déjeuner, lorsqu’il revint avec ses hommes, pour tenter un dernier effort, il fut surpris de voir Zacharie sortir de la fosse, très rouge, gesticulant, criant :
- Elle y est ! elle m’a répondu ! Arrivez, arrivez donc !
Il s’était glissé par les échelles, malgré le gardien, et il jurait qu’on avait tapé, là-bas, dans la première voie de la veine Guillaume.
- Mais nous avons déjà passé deux fois où vous dites, fit remarquer Négrel incrédule. Enfin, nous allons bien voir.
La Maheude s’était levée ; et il fallut l’empêcher de descendre. Elle attendait tout debout, au bord du puits, les regards dans les ténèbres de ce trou.
En bas, Négrel tapa lui-même trois coups, largement espacés ; puis, il appliqua son oreille contre le charbon, en recommandant aux ouvriers le plus grand silence. Pas un bruit ne lui arriva, il hocha la tête : évidemment, le pauvre garçon avait rêvé. Furieux, Zacharie tapa à son tour ; et lui entendait de nouveau, ses yeux brillaient, un tremblement de joie agitait ses membres. Alors, les autres ouvriers recommencèrent l’expérience, les uns après les autres : tous s’animaient, percevaient très bien la lointaine réponse. Ce fut un étonnement pour l’ingénieur, il colla encore son oreille, finit par saisir un bruit d’une légèreté aérienne, un roulement rythmé à peine distinct, la cadence connue du rappel des mineurs, qu’ils battent contre la houille, dans le danger. La houille transmet les sons avec une limpidité de cristal, très loin. Un porion qui se trouvait là n’estimait pas à moins de cinquante mètres le bloc dont l’épaisseur les séparait des camarades. Mais il semblait qu’on pût déjà leur tendre la main, une allégresse éclatait. Négrel dut commencer à l’instant les travaux d’approche.
Quand Zacharie, en haut, revit la Maheude, tous deux s’étreignirent.
- Faut pas vous monter la tête, eut la cruauté de dire la Pierronne, venue ce jour-là en promenade, par curiosité. Si Catherine ne s’y trouvait pas, ça vous ferait trop de peine ensuite.
C’était vrai, Catherine peut-être se trouvait ailleurs.
- Fous-moi la paix, hein ! cria rageusement Zacharie. Elle y est, je le sais !
La Maheude s’était assise de nouveau, muette, le visage immobile. Et elle se remit à attendre.
Dès que l’histoire se fut répandue dans Montsou, il arriva un nouveau flot de monde. On ne voyait rien, et l’on demeurait là quand même, il fallut tenir les curieux à distance. En bas, on travaillait jour et nuit. Par crainte de rencontrer un obstacle, l’ingénieur avait fait ouvrir, dans la veine, trois galeries descendantes, qui convergeaient vers le point où l’on supposait les mineurs enfermés. Un seul haveur pouvait abattre la houille, sur le front étroit du boyau ; on le relayait de deux heures en deux heures ; et le charbon, dont on chargeait des corbeilles, était sorti de main en main par une chaîne d’hommes, qui s’allongeait à mesure que le trou se creusait. La besogne, d’abord, marcha très vite : on fit six mètres en un jour.
Zacharie avait obtenu d’être parmi les ouvriers d’élite mis à l’abattage. C’était un poste d’honneur qu’on se disputait. Et il s’emportait, lorsqu’on voulait le relayer, après ses deux heures de corvée réglementaire. Il volait le tour des camarades, il refusait de lâcher la rivelaine. Sa galerie bientôt fut en avance sur les autres, il s’y battait contre la houille d’un élan si farouche, qu’on entendait monter du boyau le souffle grondant de sa poitrine, pareil au ronflement de quelque forge intérieure. Quand il en sortait, boueux et noir, ivre de fatigue, il tombait par terre, on devait l’envelopper dans une couverture. Puis, chancelant encore, il s’y replongeait, et la lutte recommençait, les grands coups sourds, les plaintes étouffées, un encagement victorieux de massacre. Le pis était que le charbon devenait dur, il cassa deux fois son outil, exaspéré de ne plus avancer si vite. Il souffrait aussi de la chaleur, une chaleur qui augmentait à chaque mètre d’avancement, insupportable au fond de cette trouée mince, où l’air ne pouvait circuler. Un ventilateur à bras fonctionnait bien, mais l’aérage s’établissait mal, on retira à trois reprises des haveurs évanouis, que l’asphyxie étranglait.
Négrel vivait au fond, avec ses ouvriers. On lui descendait ses repas, il dormait parfois deux heures, sur une botte de paille, roulé dans un manteau. Ce qui soutenait les courages, c’était la supplication des misérables, là-bas, le rappel de plus en plus distinct qu’ils battaient pour qu’on se hâtât d’arriver. À présent, il sonnait très clair, avec une sonorité musicale, comme frappé sur les lames d’un harmonica. On se guidait grâce à lui, on marchait à ce bruit cristallin, ainsi qu’on marche au canon dans les batailles. Chaque fois qu’un haveur était relayé, Négrel descendait, tapait, puis collait son oreille ; et, chaque fois, jusqu’à présent, la réponse était venue, rapide et pressante. Aucun doute ne lui restait, on avançait dans la bonne direction ; mais quelle lenteur fatale ! Jamais on n’arriverait assez tôt. En deux jours, d’abord, on avait bien abattu treize mètres ; seulement, le troisième jour, on était tombé à cinq ; puis, le quatrième, à trois. La houille se serrait, durcissait à un tel point, que, maintenant, on fonçait de deux mètres, avec peine. Le neuvième jour, après des efforts surhumains, l’avancement était de trente-deux mètres, et l’on calculait qu’on en avait devant soi une vingtaine encore. Pour les prisonniers, c’était la douzième journée qui commençait, douze fois vingt-quatre heures sans pain, sans feu, dans ces ténèbres glaciales ! Cette abominable idée mouillait les paupières, raidissait les bras à la besogne. Il semblait impossible que des chrétiens vécussent davantage, les coups lointains s’affaiblissaient depuis la veille, on tremblait à chaque instant de les entendre s’arrêter.
Régulièrement, la Maheude venait toujours s’asseoir à la bouche du puits. Elle amenait, entre ses bras, Estelle qui ne pouvait rester seule du matin au soir. Heure par heure, elle suivait ainsi le travail, partageait les espérances et les abattements. C’était, dans les groupes qui stationnaient, et jusqu’à Montsou, une attente fébrile, des commentaires sans fin. Tous les cœurs du pays battaient là-bas, sous la terre.
Le neuvième jour, à l’heure du déjeuner, Zacharie ne répondit pas, lorsqu’on l’appela pour le relais. Il était comme fou, il s’acharnait avec des jurons. Négrel, sorti un instant, ne put le faire obéir ; et il n’y avait même là qu’un porion, avec trois mineurs. Sans doute, Zacharie, mal éclairé, furieux de cette lueur vacillante qui retardait sa besogne, commit l’imprudence d’ouvrir sa lampe. On avait pourtant donné des ordres sévères, car des fuites de grisou s’étaient déclarées, le gaz séjournait en masse énorme, dans ces couloirs étroits, privés d’aérage. Brusquement, un coup de foudre éclata, une trombe de feu sortit du boyau, comme de la gueule d’un canon chargé à mitraille. Tout flambait, l’air s’enflammait ainsi que de la poudre, d’un bout à l’autre des galeries. Ce torrent de flamme emporta le porion et les trois ouvriers, remonta le puits, jaillit au grand jour en une éruption, qui crachait des roches et des débris de charpente. Les curieux s’enfuirent, la Maheude se leva, serrant contre sa gorge Estelle épouvantée.
Lorsque Négrel et les ouvriers revinrent, une colère terrible les secoua. Ils frappaient la terre à coups de talon, comme une marâtre tuant au hasard ses enfants, dans les imbéciles caprices de sa cruauté. On se dévouait, on allait au secours de camarades, et il fallait encore y laisser des hommes ! Après trois grandes heures d’efforts et de dangers, quand on pénétra enfin dans les galeries, la remonte des victimes fut lugubre. Ni le porion ni les ouvriers n’étaient morts, mais des plaies affreuses les couvraient, exhalaient une odeur de chair grillée ; ils avaient bu le feu, les brûlures descendaient jusque dans leur gorge ; et ils poussaient un hurlement continu, suppliant qu’on les achevât. Des trois mineurs, un était l’homme qui, pendant la grève, avait crevé la pompe de Gaston-Marie d’un dernier coup de pioche ; les deux autres gardaient des cicatrices aux mains, les doigts écorchés, coupés, à force d’avoir lancé des briques sur les soldats. La foule, toute pâle et frémissante, se découvrit quand ils passèrent.
Debout, la Maheude attendait. Le corps de Zacharie parut enfin. Les vêtements avaient brûlé, le corps n’était qu’un charbon noir, calciné, méconnaissable. Broyée dans l’explosion, la tête n’existait plus. Et, lorsqu’on eut déposé ces restes affreux sur un brancard, la Maheude les suivit d’un pas machinal, les paupières ardentes, sans une larme. Elle tenait dans ses bras Estelle assoupie, elle s’en allait tragique, les cheveux fouettés par le vent. Au coron, Philomène demeura stupide, les yeux changés en fontaines, tout de suite soulagée. Mais déjà la mère était retournée du même pas à Réquillart : elle avait accompagné son fils, elle revenait attendre sa fille.
Trois jours encore s’écoulèrent. On avait repris les travaux de sauvetage, au milieu de difficultés inouïes. Les galeries d’approche ne s’étaient heureusement pas éboulées, à la suite du coup de grisou ; seulement, l’air y brûlait, si lourd et si vicié, qu’il avait fallu installer d’autres ventilateurs. Toutes les vingt minutes, les haveurs se relayaient. On avançait, deux mètres à peine les séparaient des camarades. Mais, à présent, ils travaillaient le froid au cœur, tapant dur uniquement par vengeance ; car les bruits avaient cessé, le rappel ne sonnait plus sa petite cadence claire. On était au douzième jour des travaux, au quinzième de la catastrophe ; et, depuis le matin, un silence de mort s’était fait.
Le nouvel accident redoubla la curiosité de Montsou, les bourgeois organisaient des excursions, avec un tel entrain, que les Grégoire se décidèrent à suivre le monde. On arrangea une partie, il fut convenu qu’ils se rendraient au Voreux dans leur voiture, tandis que madame Hennebeau y amènerait dans la sienne Lucie et Jeanne. Deneulin leur ferait visiter son chantier, puis on rentrerait par Réquillart, où ils sauraient de Négrel à quel point exact en étaient les galeries, et s’il espérait encore. Enfin, on dînerait ensemble le soir.
Lorsque, vers trois heures, les Grégoire et leur fille Cécile descendirent devant la fosse effondrée, ils y trouvèrent madame Hennebeau, arrivée la première, en toilette bleu-marine, se garantissant, sous une ombrelle, du pâle soleil de février. Le ciel, très pur, avait une tiédeur de printemps. Justement, M. Hennebeau était là, avec Deneulin ; et elle écoutait d’une oreille distraite les explications que lui donnait ce dernier sur les efforts qu’on avait dû faire pour endiguer le canal. Jeanne, qui emportait toujours un album, s’était mise à crayonner, enthousiasmée par l’horreur du motif ; pendant que Lucie, assise à côté d’elle sur un débris de wagon, poussait aussi des exclamations d’aise, trouvant ça « épatant ». La digue, inachevée, laissait passer des fuites nombreuses, dont les flots d’écume roulaient, tombaient en cascade dans l’énorme trou de la fosse engloutie. Pourtant, ce cratère se vidait, l’eau bue par les terres baissait, découvrait l’effrayant gâchis du fond. Sous l’azur tendre de la belle journée, c’était un cloaque, les ruines d’une ville abîmée et fondue dans de la boue.
- Et l’on se dérange pour voir ça ! s’écria M. Grégoire, désillusionné.
Cécile, toute rose de santé, heureuse de respirer l’air si pur, s’égayait, plaisantait, tandis que madame Hennebeau faisait une moue de répugnance, en murmurant :
- Le fait est que ça n’a rien de joli.
Les deux ingénieurs se mirent à rire. Ils tâchèrent d’intéresser les visiteurs, en les promenant partout, en leur expliquant le jeu des pompes et la manœuvre du pilon qui enfonçait les pieux. Mais ces dames devenaient inquiètes. Elles frissonnèrent, lorsqu’elles surent que les pompes fonctionneraient des années, six, sept ans peut-être, avant que le puits fût reconstruit et que l’on eût épuisé toute l’eau de la fosse. Non, elles aimaient mieux penser à autre chose, ces bouleversements-là n’étaient bons qu’à donner de vilains rêves.
- Partons, dit madame Hennebeau, en se dirigeant vers sa voiture.
Jeanne et Lucie se récrièrent. Comment, si vite ! Et le dessin qui n’était pas fini ! Elles voulurent rester, leur père les amènerait au dîner, le soir. M. Hennebeau prit seul place avec sa femme dans la calèche, car lui aussi désirait questionner Négrel.
- Eh bien ! allez en avant, dit M. Grégoire. Nous vous suivons, nous avons une petite visite de cinq minutes à faire, là, dans le coron… Allez, allez, nous serons à Réquillart en même temps que vous
Il remonta derrière madame Grégoire et Cécile ; et, tandis que l’autre voiture filait le long du canal, la leur gravit doucement la pente.
C’était une pensée charitable, qui devait compléter l’excursion. La mort de Zacharie les avait emplis de pitié pour cette tragique famille des Maheu, dont tout le pays causait. Ils ne plaignaient pas le père, ce brigand, ce tueur de soldats qu’il avait fallu abattre comme un loup. Seulement, la mère les touchait, cette pauvre femme qui venait de perdre son fils, après avoir perdu son mari, et dont la fille n’était peut-être plus qu’un cadavre, sous la terre ; sans compter qu’on parlait encore d’un grand-père infirme, d’un enfant boiteux à la suite d’un éboulement, d’une petite fille morte de faim, pendant la grève. Aussi, bien que cette famille eût mérité en partie ses malheurs, par son esprit détestable, avaient-ils résolu d’affirmer la largeur de leur charité, leur désir d’oubli et de conciliation, en lui portant eux-mêmes une aumône. Deux paquets, soigneusement enveloppés, se trouvaient sous une banquette de la voiture.
Une vieille femme indiqua au cocher la maison des Maheu, le numéro 16 du deuxième corps. Mais, quand les Grégoire furent descendus, avec les paquets, ils frappèrent vainement, ils finirent par taper à coups de poing dans la porte, sans obtenir davantage de réponse : la maison résonnait lugubre, ainsi qu’une demeure vidée par le deuil, glacée et noire, abandonnée depuis longtemps.
- Il n’y a personne, dit Cécile désappointée. Est-ce ennuyeux ! qu’est-ce que nous allons faire de tout ça ?
Brusquement, la porte d’à côté s’ouvrit, et la Levaque parut.
- Oh ! monsieur et madame, mille pardons ! excusez-moi, mademoiselle !… C’est la voisine que vous voulez. Elle n’y est pas, elle est à Réquillart…
Dans un flux de paroles, elle leur racontait l’histoire, leur répétait qu’il fallait bien s’entr’aider, qu’elle gardait chez elle Lénore et Henri, pour permettre à la mère d’aller attendre, là-bas. Ses regards étaient tombés sur les paquets, elle en arrivait à parler de sa pauvre fille devenue veuve, à étaler sa propre misère, avec des yeux luisants de convoitise. Puis, d’un air hésitant, elle murmura :
- J’ai la clef. Si monsieur et madame y tiennent absolument… Le grand-père est là.
Les Grégoire, stupéfaits, la regardèrent. Comment ! le grand-père était là ! mais personne ne répondait. Il dormait donc ? Et, lorsque la Levaque se fut décidée à ouvrir la porte, ce qu’ils virent les arrêta sur le seuil.
Bonnemort était là, seul, les yeux larges et fixes, cloué sur une chaise, devant la cheminée froide. Autour de lui, la salle paraissait plus grande, sans le coucou, sans les meubles de sapin verni, qui l’animaient autrefois ; et il ne restait, dans la crudité verdâtre des murs, que les portraits de l’empereur et de l’impératrice, dont les lèvres roses souriaient avec une bienveillance officielle. Le vieux ne bougeait pas, ne clignait pas les paupières sous le coup de lumière de la porte, l’air imbécile, comme s’il n’avait pas même vu entrer tout ce monde. À ses pieds, se trouvait son plat garni de cendre, ainsi qu’on en met aux chats, pour leurs ordures.
- Ne faites pas attention, s’il n’est guère poli, dit la Levaque obligeamment. Paraît qu’il s’est cassé quelque chose dans la cervelle. Voilà une quinzaine qu’il n’en raconte pas davantage.
Mais une secousse agitait Bonnemort, un raclement profond qui semblait lui monter du ventre ; et il cracha dans le plat, un épais crachat noir. La cendre en était trempée, une boue de charbon, tout le charbon de la mine qu’il se tirait de la gorge. Déjà, il avait repris son immobilité. Il ne remuait plus, de loin en loin, que pour cracher.
Troublés, le cœur levé de dégoût, les Grégoire tâchaient cependant de prononcer quelques paroles amicales et encourageantes.
- Eh bien ! mon brave homme, dit le père, vous êtes donc enrhumé ?
Le vieux, les yeux au mur, ne tourna pas la tête. Et le silence retomba, lourdement.
- On devrait vous faire un peu de tisane, ajouta la mère.
Il garda sa raideur muette.
- Dis donc, papa, murmura Cécile, on nous avait bien raconté qu’il était infirme ; seulement, nous n’y avons plus songé ensuite…
Elle s’interrompit, très embarrassée. Après avoir posé sur la table un pot-au-feu et deux bouteilles de vin, elle défaisait le deuxième paquet, elle en tirait une paire de souliers énormes. C’était le cadeau destiné au grand-père, et elle tenait un soulier à chaque main, interdite, en contemplant les pieds enflés du pauvre homme, qui ne marcherait jamais plus.
- Hein ? ils viennent un peu tard, n’est-ce pas, mon brave ? reprit M. Grégoire, pour égayer la situation. Ça ne fait rien, ça sert toujours.
Bonnemort n’entendit pas, ne répondit pas, avec son effrayant visage, d’une froideur et d’une dureté de pierre.
Alors, Cécile, furtivement, posa les souliers contre le mur. Mais elle eut beau y mettre des précautions, les clous sonnèrent ; et ces chaussures énormes restèrent gênantes dans la pièce.
- Allez, il ne dira pas merci ! s’écria la Levaque, qui avait jeté sur les souliers un coup d’œil de profonde envie. Autant donner une paire de lunettes à un canard, sauf votre respect.
Elle continua, elle travailla pour entraîner les Grégoire chez elle, comptant les y apitoyer. Enfin, elle imagina un prétexte, elle leur vanta Henri et Lénore, qui étaient bien gentils, bien mignons ; et si intelligents, répondant comme des anges aux questions qu’on leur posait ! Ceux-là diraient tout ce que monsieur et madame désireraient savoir.
- Viens-tu un instant, fillette ? demanda le père, heureux de sortir.
- Oui, je vous suis, répondit-elle.
Cécile demeura seule avec Bonnemort. Ce qui la retenait là, tremblante et fascinée, c’était qu’elle croyait reconnaître ce vieux : où avait-elle donc rencontré cette face carrée, livide, tatouée de charbon ? et brusquement elle se rappela, elle revit un flot de peuple hurlant qui l’entourait, elle sentit des mains froides qui la serraient au cou. C’était lui, elle retrouvait l’homme, elle regardait les mains posées sur les genoux, des mains d’ouvrier accroupi dont toute la force est dans les poignets, solides encore malgré l’âge. Peu à peu, Bonnemort avait paru s’éveiller, et il l’apercevait, et il l’examinait lui aussi, de son air béant. Une flamme montait à ses joues, une secousse nerveuse tirait sa bouche, d’où coulait un mince filet de salive noire. Attirés, tous deux restaient l’un devant l’autre, elle florissante, grasse et fraîche des longues paresses et du bien-être repu de sa race, lui gonflé d’eau, d’une laideur lamentable de bête fourbue, détruit de père en fils par cent années de travail et de faim.
Au bout de dix minutes, lorsque les Grégoire, surpris de ne pas voir Cécile, rentrèrent chez les Maheu, ils poussèrent un cri terrible. Par terre, leur fille gisait, la face bleue, étranglée. À son cou, les doigts avaient laissé l’empreinte rouge d’une poigne de géant. Bonnemort, chancelant sur ses jambes mortes, était tombé près d’elle, sans pouvoir se relever. Il avait ses mains crochues encore, il regardait le monde de son air imbécile, les yeux grands ouverts. Et, dans sa chute, il venait de casser son plat, la cendre s’était répandue, la boue des crachats noirs avait éclaboussé la pièce ; tandis que la paire de gros souliers s’alignait, saine et sauve, contre le mur.
Jamais il ne fut possible de rétablir exactement les faits. Pourquoi Cécile s’était-elle approchée ? comment Bonnemort, cloué sur sa chaise, avait-il pu la prendre à la gorge ? Évidemment, lorsqu’il l’avait tenue, il devait s’être acharné, serrant toujours, étouffant ses cris, culbutant avec elle, jusqu’au dernier râle. Pas un bruit, pas une plainte, n’avait traversé la mince cloison de la maison voisine. Il fallut croire à un coup de brusque démence, à une tentation inexplicable de meurtre, devant ce cou blanc de fille. Une telle sauvagerie stupéfia, chez le vieil infirme qui avait vécu en brave homme, en brute obéissante, contraire aux idées nouvelles. Quelle rancune, inconnue de lui-même, lentement empoisonnée, était-elle donc montée de ses entrailles à son crâne ? L’horreur fit conclure à l’inconscience, c’était le crime d’un idiot.
Cependant, les Grégoire, à genoux, sanglotaient, suffoquaient de douleur. Leur fille adorée, cette fille désirée si longtemps, comblée ensuite de tous leurs biens, qu’ils allaient regarder dormir sur la pointe des pieds, qu’ils ne trouvaient jamais assez bien nourrie, jamais assez grasse ! Et c’était l’effondrement même de leur vie, à quoi bon vivre, maintenant qu’ils vivraient sans elle ?
La Levaque, éperdue, criait :
- Ah ! le vieux bougre, qu’est-ce qu’il a fait là ? Si l’on pouvait s’attendre à une chose pareille !… Et la Maheude qui ne reviendra que ce soir ! Dites donc, si je courais la chercher.
Anéantis, le père et la mère ne répondaient pas
- Hein ? ça vaudrait mieux… J’y vais.
Mais, avant de sortir, la Levaque avisa les souliers. Tout le coron s’agitait, une foule se bousculait déjà. Peut-être bien qu’on les volerait. Et puis, il n’y avait plus d’homme chez les Maheu pour les mettre. Doucement, elle les emporta. Ça devait être juste le pied de Bouteloup.
À Réquillart, les Hennebeau attendirent longtemps les Grégoire, en compagnie de Négrel. Celui-ci, remonté de la fosse, donnait des détails : on espérait communiquer le soir même avec les prisonniers ; mais on ne retirerait certainement que des cadavres, car le silence de mort continuait. Derrière l’ingénieur, la Maheude, assise sur la poutre, écoutait toute blanche, lorsque la Levaque arriva lui conter le beau coup de son vieux. Et elle n’eut qu’un grand geste d’impatience et d’irritation. Pourtant, elle la suivit.
Madame Hennebeau défaillait. Quelle abomination ! cette pauvre Cécile, si gaie ce jour-là, si vivante une heure plus tôt ! Il fallut que Hennebeau fît entrer un instant sa femme dans la masure du vieux Mouque. De ses mains maladroites, il la dégrafait, troublé par l’odeur de musc qu’exhalait le corsage ouvert. Et, comme, ruisselante de larmes, elle étreignait Négrel, effaré de cette mort qui coupait court au mariage, le mari les regarda se lamenter ensemble, délivré d’une inquiétude. Ce malheur arrangeait tout, il préférait garder son neveu, dans la crainte de son cocher.