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Lyrify.me

Germinal: Partie 5 chapitre 4 by mile Zola Lyrics

Genre: misc | Year: 1885

Et la bande, par la plaine rase, toute blanche de gelée, sous le pâle soleil d’hiver, s’en allait, débordait de la route, au travers des champs de betteraves.
Dès la Fourche-aux-Bœufs, Étienne en avait pris le commandement. Sans qu’on s’arrêtât, il criait des ordres, il organisait la marche. Jeanlin, en tête, galopait en sonnant dans sa corne une musique barbare. Puis, aux premiers rangs, les femmes s’avançaient, quelques-unes armées de bâtons, la Maheude avec des yeux ensauvagés qui semblaient chercher au loin la cité de justice promise ; la Brûlé, la Levaque, la Mouquette, allongeant toutes leurs jambes sous leurs guenilles, comme des soldats partis pour la guerre. En cas de mauvaise rencontre, on verrait bien si les gendarmes oseraient taper sur des femmes. Et les hommes suivaient, dans une confusion de troupeau, en une queue qui s’élargissait, hérissée de barres de fer, dominée par l’unique hache de Levaque, dont le tranchant miroitait au soleil. Étienne, au centre, ne perdait pas de vue Chaval, qu’il forçait à marcher devant lui ; tandis que Maheu, derrière, l’air sombre, lançait des coups d’œil sur Catherine, la seule femme parmi ces hommes, s’obstinant à trotter près de son amant, pour qu’on ne lui fît pas de mal. Des têtes nues s’échevelaient au grand air, on n’entendait que le claquement des sabots, pareil à un galop de bétail lâché, emporté dans la sonnerie sauvage de Jeanlin.
Mais, tout de suite, un nouveau cri s’éleva.
- Du pain ! du pain ! du pain !
Il était midi, la faim des six semaines de grève s’éveillait dans les ventres vides, fouettée par cette course en plein champ. Les croûtes rares du matin, les quelques châtaignes de la Mouquette étaient loin déjà ; et les estomacs criaient, et cette souffrance s’ajoutait à la rage contre les traîtres.
- Aux fosses ! plus de travail ! du pain !
Étienne, qui avait refusé de manger sa part, au coron, éprouvait dans la poitrine une sensation insupportable d’arrachement. Il ne se plaignait pas ; mais, d’un geste machinal, il prenait sa gourde de temps à autre, il avalait une gorgée de genièvre, si frissonnant, qu’il croyait avoir besoin de ça pour aller jusqu’au bout. Ses joues s’échauffaient, une flamme allumait ses yeux. Cependant, il gardait sa tête, il voulait encore éviter les dégâts inutiles.
Comme on arrivait au chemin de Joiselle, un haveur de Vandame, qui s’était joint à la bande par vengeance contre son patron, jeta les camarades vers la droite, en hurlant :
- À Gaston-Marie ! faut arrêter la pompe ! faut que les eaux démolissent Jean-Bart !
La foule entraînée tournait déjà, malgré les protestations d’Étienne, qui les suppliait de laisser épuiser les eaux. À quoi bon détruire les galeries ? cela révoltait son cœur d’ouvrier, malgré son ressentiment. Maheu, lui aussi, trouvait injuste de s’en prendre à une machine. Mais le haveur lançait toujours son cri de vengeance, et il fallut qu’Étienne criât plus fort :
- À Mirou ! il y a des traîtres au fond !… À Mirou ! à Mirou !
D’un geste, il avait refoulé la bande sur le chemin de gauche, tandis que Jeanlin, reprenant la tête, soufflait plus fort. Un grand remous se produisit. Gaston-Marie, pour cette fois, était sauvé.
Et les quatre kilomètres qui les séparaient de Mirou furent franchis en une demi-heure, presque au pas de course, à travers la plaine interminable. Le canal, de ce côté, la coupait d’un long ruban de glace. Seuls, les arbres dépouillés des berges, changés par la gelée en candélabres géants, en rompaient l’uniformité plate, prolongée et perdue, dans le ciel de l’horizon, comme dans une mer. Une ondulation des terrains cachait Montsou et Marchiennes, c’était l’immensité nue.
Ils arrivaient à la fosse, lorsqu’ils virent un porion se planter sur une passerelle du criblage, pour les recevoir. Tous connaissaient fort bien le père Quandieu, le doyen des porions de Montsou, un vieux tout blanc de peau et de poils, qui allait sur ses soixante-dix ans, un vrai miracle de belle santé dans les mines.
- Qu’est-ce que vous venez fiche par ici, tas de galvaudeux ? cria-t-il.
La bande s’arrêta. Ce n’était plus un patron, c’était un camarade ; et un respect les retenait devant ce vieil ouvrier.
- Il y a des hommes au fond, dit Étienne. Fais-les sortir.
- Oui, il y a des hommes, reprit le père Quandieu, il y en a bien six douzaines, les autres ont eu peur de vous, méchants bougres !… Mais je vous préviens qu’il n’en sortira pas un, ou que vous aurez affaire à moi !
Des exclamations coururent, les hommes poussaient, les femmes avancèrent. Vivement descendu de la passerelle, le porion barrait la porte, maintenant.
Alors, Maheu voulut intervenir.
- Vieux, c’est notre droit, comment arriverons-nous à ce que la grève soit générale, si nous ne forçons pas les camarades à être avec nous ?
Le vieux demeura un moment muet. Évidemment, son ignorance en matière de coalition égalait celle du haveur. Enfin, il répondit :
- C’est votre droit, je ne dis pas. Mais, moi, je ne connais que la consigne… Je suis seul, ici. Les hommes sont au fond pour jusqu’à trois heures, et ils y resteront jusqu’à trois heures.
Les derniers mots se perdirent dans des huées. On le menaçait du poing, déjà les femmes l’assourdissaient, lui soufflaient leur haleine chaude à la face. Mais il tenait bon, la tête haute, avec sa barbiche et ses cheveux d’un blanc de neige ; et le courage enflait tellement sa voix, qu’on l’entendait distinctement, par dessus le vacarme.
- Nom de Dieu ! vous ne passerez pas !… Aussi vrai que le soleil nous éclaire, j’aime mieux crever que de laisser toucher aux câbles… Ne poussez donc plus, je me fous dans le puits devant vous !
Il y eut un frémissement, la foule recula, saisie. Lui, continuait :
- Quel est le cochon qui ne comprend pas ça ?… Moi, je ne suis qu’un ouvrier comme vous autres. On m’a dit de garder, je garde.
Et son intelligence n’allait pas plus loin, au père Quandieu, raidi dans son entêtement du devoir militaire, le crâne étroit, l’œil éteint par la tristesse noire d’un demi-siècle de fond. Les camarades le regardaient, remués, ayant quelque part en eux l’écho de ce qu’il leur disait, cette obéissance du soldat, la fraternité et la résignation dans le danger. Il crut qu’ils hésitaient encore, il répéta :
- Je me fous dans le puits devant vous !
Une grande secousse remporta la bande. Tous avaient tourné le dos, la galopade reprenait sur la route droite, filant à l’infini, au milieu des terres. De nouveau, les cris s’élevaient :
- À Madeleine ! à Crèvecœur ! plus de travail ! du pain, du pain !
Mais, au centre, dans l’élan de la marche, une bousculade avait lieu. C’était Chaval, disait-on, qui avait voulu profiter de l’histoire pour s’échapper. Étienne venait de l’empoigner par un bras, en menaçant de lui casser les reins, s’il méditait quelque traîtrise. Et l’autre se débattait, protestait rageusement :
- Pourquoi tout ça ? est-ce qu’on n’est plus libre ?… Moi, je gèle depuis une heure, j’ai besoin de me débarbouiller. Lâche-moi !
Il souffrait en effet du charbon collé à sa peau par la sueur, et son tricot ne le protégeait guère.
- File, ou c’est nous qui te débarbouillerons, répondait Étienne. Fallait pas renchérir en demandant du sang.
On galopait toujours, il finit par se tourner vers Catherine, qui tenait bon. Cela le désespérait, de la sentir près de lui, si misérable, grelottante sous sa vieille veste d’homme, avec sa culotte boueuse. Elle devait être morte de fatigue, elle courait tout de même pourtant.
- Tu peux t’en aller, toi, dit-il enfin.
Catherine parut ne pas entendre. Ses yeux, en rencontrant ceux d’Étienne, avaient eu seulement une courte flamme de reproche. Et elle ne s’arrêtait point. Pourquoi voulait-il qu’elle abandonnât son homme ? Chaval n’était guère gentil, bien sûr ; même il la battait, des fois. Mais c’était son homme, celui qui l’avait eue le premier ; et cela l’enrageait qu’on se jetât à plus de mille contre lui. Elle l’aurait défendu, sans tendresse, pour l’orgueil.
- Va-t’en ! répéta violemment Maheu.
Cet ordre de son père ralentit un instant sa course. Elle tremblait, des larmes gonflaient ses paupières. Puis, malgré sa peur, elle reprit sa place, toujours courant. Alors, on la laissa.
La bande traversa la route de Joiselle, suivit un instant celle de Cron, remonta ensuite vers Cougny. De ce côté, des cheminées d’usine rayaient l’horizon plat, des hangars de bois, des ateliers de briques, aux larges baies poussiéreuses, défilaient le long du pavé. On passa coup sur coup près des maisons basses de deux corons, celui des Cent-Quatre-Vingts, puis celui des Soixante-Seize ; et, de chacun, à l’appel de la corne, à la clameur jetée par toutes les bouches, des familles sortirent, des hommes, des femmes, des enfants, galopant eux aussi, se joignant à la queue des camarades. Quand on arriva devant Madeleine, on était bien quinze cents. La route dévalait en pente douce, le flot grondant des grévistes dut tourner le terri, avant de se répandre sur le carreau de la mine.
À ce moment, il n’était guère plus de deux heures. Mais les porions, avertis, venaient de hâter la remonte ; et, comme la bande arrivait, la sortie s’achevait, il restait au fond une vingtaine d’hommes, qui débarquèrent de la cage. Ils s’enfuirent, on les poursuivit à coups de pierres. Deux furent battus, un autre y laissa une manche de sa veste. Cette chasse à l’homme sauva le matériel, on ne toucha ni aux câbles ni aux chaudières. Déjà le flot s’éloignait, roulait sur la fosse voisine.
Celle-ci, Crèvecœur, ne se trouvait qu’à cinq cents mètres de Madeleine. Là, également, la bande tomba au milieu de la sortie. Une herscheuse y fut prise et fouettée par les femmes, la culotte fendue, les fesses à l’air, devant les hommes qui riaient. Les galibots recevaient des gifles, des haveurs se sauvèrent, les côtes bleues de coups, le nez en sang. Et, dans cette férocité croissante, dans cet ancien besoin de revanche dont la folie détraquait toutes les têtes, les cris continuaient, s’étranglaient, la mort des traîtres, la haine du travail mal payé, le rugissement du ventre voulant du pain. On se mit à couper les câbles, mais la lime ne mordait pas, c’était trop long, maintenant qu’on avait la fièvre d’aller en avant, toujours en avant. Aux chaudières, un robinet fut cassé ; tandis que l’eau, jetée à pleins seaux dans les foyers, faisait éclater les grilles de fonte.
Dehors, on parla de marcher sur Saint-Thomas. Cette fosse était la mieux disciplinée, la grève ne l’avait pas atteinte, près de sept cents hommes devaient y être descendus ; et cela exaspérait, on les attendrait à coups de trique, en bataille rangée, pour voir un peu qui resterait par terre. Mais la rumeur courut qu’il y avait des gendarmes à Saint-Thomas, les gendarmes du matin, dont on s’était moqué. Comment le savait-on ? personne ne pouvait le dire. N’importe ! la peur les prenait, ils se décidèrent pour Feutry-Cantel. Et le vertige les remporta, tous se retrouvèrent sur la route, claquant des sabots, se ruant : à Feutry-Cantel ! à Feutry-Cantel ! les lâches y étaient bien encore quatre cents, on allait rire ! Située à trois kilomètres, la fosse se cachait dans un pli de terrain, près de la Scarpe. Déjà, l’on montait la pente des Plâtrières, au delà du chemin de Beaugnies, lorsqu’une voix, demeurée inconnue, lança l’idée que les dragons étaient peut-être là-bas, à Feutry-Cantel. Alors, d’un bout à l’autre de la colonne, on répéta que les dragons y étaient. Une hésitation ralentit la marche, la panique peu à peu soufflait, dans ce pays endormi par le chômage, qu’ils battaient depuis des heures. Pourquoi n’avaient-ils pas buté contre des soldats ? Cette impunité les troublait, à la pensée de la répression qu’ils sentaient venir.
Sans qu’on sût d’où il partait, un nouveau mot d’ordre les lança sur une autre fosse.
- À la Victoire ! à la Victoire !
Il n’y avait donc ni dragons ni gendarmes, à la Victoire ? On l’ignorait. Tous semblaient rassurés. Et, faisant volte-face, ils descendirent du côté de Beaumont, ils coupèrent à travers champs, pour rattraper la route de Joiselle. La voie du chemin de fer leur barrait le passage, ils la traversèrent en renversant les clôtures. Maintenant, ils se rapprochaient de Montsou, l’ondulation lente des terrains s’abaissait, élargissait la mer des pièces de betteraves, très loin, jusqu’aux maisons noires de Marchiennes.
C’était, cette fois, une course de cinq grands kilomètres. Un élan tel les charriait, qu’ils ne sentaient pas la fatigue atroce, leurs pieds brisés et meurtris. Toujours la queue s’allongeait, s’augmentait des camarades racolés en chemin, dans les corons. Quand ils eurent passé le canal au pont Magache, et qu’ils se présentèrent devant la Victoire, ils étaient deux mille. Mais trois heures avaient sonné, la sortie était faite, plus un homme ne restait au fond. Leur déception s’exhala en menaces vaines, ils ne purent que recevoir à coups de briques cassées les ouvriers de la coupe à terre, qui arrivaient prendre leur service. Il y eut une débandade, la fosse déserte leur appartint. Et, dans leur rage de n’avoir pas une face de traître à gifler, ils s’attaquèrent aux choses. Une poche de rancune crevait en eux, une poche empoisonnée, grossie lentement. Des années et des années de faim les torturaient d’une fringale de massacre et de destruction.
Derrière un hangar, Étienne aperçut des chargeurs qui remplissaient un tombereau de charbon.
- Voulez-vous foutre le camp ! cria-t-il. Pas un morceau ne sortira !
Sous ses ordres, une centaine de grévistes accouraient ; et les chargeurs n’eurent que le temps de s’éloigner. Des hommes dételèrent les chevaux qui s’effarèrent et partirent, piqués aux cuisses ; tandis que d’autres, en renversant le tombereau, cassaient les brancards.
Levaque, à violents coups de hache, s’était jeté sur les tréteaux, pour abattre les passerelles. Ils résistaient, et il eut l’idée d’arracher les rails, de couper la voie, d’un bout à l’autre du carreau. Bientôt, la bande entière se mit à cette besogne. Maheu fit sauter des coussinets de fonte, armé de sa barre de fer, dont il se servait comme d’un levier. Pendant ce temps, la Brûlé, entraînant les femmes, envahissait la lampisterie, où les bâtons, à la volée, couvrirent le sol d’un carnage de lampes. La Maheude, hors d’elle, tapait aussi fort que la Levaque. Toutes se trempèrent d’huile, la Mouquette s’essuyait les mains à son jupon, en riant d’être si sale. Pour rigoler, Jeanlin lui avait vidé une lampe dans le cou.
Mais ces vengeances ne donnaient pas à manger. Les ventres criaient plus haut. Et la grande lamentation domina encore :
- Du pain ! du pain ! du pain !
Justement, à la Victoire, un ancien porion tenait une cantine. Sans doute il avait pris peur, sa baraque était abandonnée. Quand les femmes revinrent et que les hommes eurent achevé de défoncer la voie, ils assiégèrent la cantine, dont les volets cédèrent tout de suite. On n’y trouva pas de pain, il n’y avait là que deux morceaux de viande crue et un sac de pommes de terre. Seulement, dans le pillage, on découvrit une cinquantaine de bouteilles de genièvre, qui disparurent comme une goutte d’eau bue par du sable.
Étienne, ayant vidé sa gourde, put la remplir. Peu à peu, une ivresse mauvaise, l’ivresse des affamés, ensanglantait ses yeux, faisait saillir des dents de loup, entre ses lèvres pâlies. Et, brusquement, il s’aperçut que Chaval avait filé, au milieu du tumulte. Il jura, des hommes coururent, on empoigna le fugitif, qui se cachait avec Catherine, derrière la provision des bois.
- Ah ! bougre de salaud, tu as peur de te compromettre ! hurlait Étienne. C’est toi, dans la forêt, qui demandais la grève des machineurs, pour arrêter les pompes, et tu cherches maintenant à nous chier du poivre !… Eh bien ! nom de Dieu ! nous allons retourner à Gaston-Marie, je veux que tu casses la pompe. Oui, nom de Dieu ! tu la casseras !
Il était ivre, il lançait lui-même ses hommes contre cette pompe, qu’il avait sauvée quelques heures plus tôt.
- À Gaston-Marie ! à Gaston-Marie !
Tous l’acclamèrent, se précipitèrent ; pendant que Chaval, saisi aux épaules, entraîné, poussé violemment, demandait toujours qu’on le laissât se laver.
- Va-t’en donc ! cria Maheu à Catherine, qui elle aussi avait repris sa course.
Cette fois, elle ne recula même pas, elle leva sur son père des yeux ardents, et continua de courir.
La bande, de nouveau, sillonna la plaine rase. Elle revenait sur ses pas, par les longues routes droites, par les terres sans cesse élargies. Il était quatre heures, le soleil, qui baissait à l’horizon, allongeait sur le sol glacé les ombres de cette horde, aux grands gestes furieux.
On évita Montsou, on retomba plus haut dans la route de Joiselle ; et, pour s’épargner le détour de la Fourche-aux-Bœufs, on passa sous les murs de la Piolaine. Les Grégoire, précisément, venaient d’en sortir, ayant à rendre une visite au notaire, avant d’aller dîner chez les Hennebeau, où ils devaient retrouver Cécile. La propriété semblait dormir, avec son avenue de tilleuls déserte, son potager et son verger dénudés par l’hiver. Rien ne bougeait dans la maison, dont les fenêtres closes se ternissaient de la chaude buée intérieure ; et, du profond silence, sortait une impression de bonhomie et de bien-être, la sensation patriarcale des bons lits et de la bonne table, du bonheur sage, où coulait l’existence des propriétaires.
Sans s’arrêter, la bande jetait des regards sombres à travers les grilles, le long des murs protecteurs, hérissés de culs de bouteilles. Le cri recommença :
- Du pain ! du pain ! du pain !
Seuls les chiens répondirent par des abois féroces, une paire de grands danois au poil fauve, qui se dressaient debout, la gueule ouverte. Et, derrière une persienne fermée, il n’y avait que les deux bonnes, Mélanie, la cuisinière, et Honorine, la femme de chambre, attirées par ce cri, suant la peur, toutes pâles de voir défiler ces sauvages. Elles tombèrent à genoux, elles se crurent mortes, en entendant une pierre, une seule, qui cassait un carreau d’une fenêtre voisine. C’était une farce de Jeanlin : il avait fabriqué une fronde avec un bout de corde, il laissait en passant un petit bonjour aux Grégoire. Déjà, il s’était remis à souffler dans sa corne, la bande se perdait au loin, avec le cri affaibli :
- Du pain ! du pain ! du pain !
On arriva à Gaston-Marie, en une masse grossie encore, plus de deux mille cinq cents forcenés, brisant tout, balayant tout, avec la force accrue du torrent qui roule. Des gendarmes y avaient passé une heure plus tôt, et s’en étaient allés du côté de Saint-Thomas, égarés par des paysans, sans même avoir la précaution, dans leur hâte, de laisser un poste de quelques hommes, pour garder la fosse. En moins d’un quart d’heure, les feux furent renversés, les chaudières vidées, les bâtiments envahis et dévastés. Mais c’était surtout la pompe qu’on menaçait. Il ne suffisait pas qu’elle s’arrêtât au dernier souffle expirant de la vapeur, on se jetait sur elle comme sur une personne vivante, dont on voulait la vie.
- À toi le premier coup ! répétait Étienne, en mettant un marteau au poing de Chaval. Allons ! tu as juré avec les autres !
Chaval tremblait, se reculait ; et, dans la bousculade, le marteau tomba, pendant que les camarades, sans attendre, massacraient la pompe à coups de barres de fer, à coups de briques, à coups de tout ce qu’ils rencontraient sous leurs mains. Quelques-uns même brisaient sur elle des bâtons. Les écrous sautaient, les pièces d’acier et de cuivre se disloquaient, ainsi que des membres arrachés. Un coup de pioche à toute volée fracassa le corps de fonte, et l’eau s’échappa, se vida, et il y eut un gargouillement suprême, pareil à un hoquet d’agonie.
C’était la fin, la bande se retrouva dehors, folle, s’écrasant derrière Étienne, qui ne lâchait point Chaval.
- À mort, le traître ! au puits ! au puits !
Le misérable, livide, bégayait, en revenait, avec l’obstination imbécile de l’idée fixe, à son besoin de se débarbouiller.
- Attends, si ça te gêne, dit la Levaque. Tiens ! voilà le baquet !
Il y avait là une mare, une infiltration des eaux de la pompe. Elle était blanche d’une épaisse couche de glace ; et on l’y poussa, on cassa cette glace, on le força à tremper sa tête dans cette eau si froide.
- Plonge donc ! répétait la Brûlé. Nom de Dieu ! si tu ne plonges pas, on te fout dedans… Et, maintenant, tu vas boire un coup, oui, oui ! comme les bêtes, la gueule dans l’auge !
Il dut boire, à quatre pattes. Tous riaient, d’un rire de cruauté. Une femme lui tira les oreilles, une autre lui jeta au visage une poignée de crottin, trouvée fraîche sur la route. Son vieux tricot ne tenait plus, en lambeaux. Et, hagard, il butait, il donnait des coups d’échine pour fuir.
Maheu l’avait poussé, la Maheude était parmi celles qui s’acharnaient, satisfaisant tous les deux leur rancune ancienne ; et la Mouquette elle-même, qui restait d’ordinaire la bonne camarade de ses galants, s’enrageait après celui-là, le traitait de bon à rien, parlait de le déculotter, pour voir s’il était encore un homme.
Étienne la fit taire.
- En voilà assez ! Il n’y a pas besoin de s’y mettre tous… Si tu veux, toi, nous allons vider ça ensemble.
Ses poings se fermaient, ses yeux s’allumaient d’une fureur homicide, l’ivresse se tournait chez lui en un besoin de tuer.
- Es-tu prêt ? Il faut que l’un de nous deux y reste… Donnez-lui un couteau. J’ai le mien.
Catherine, épuisée, épouvantée, le regardait. Elle se souvenait de ses confidences, de son envie de manger un homme, lorsqu’il buvait, empoisonné dès le troisième verre, tellement ses soûlards de parents lui avaient mis de cette saleté dans le corps. Brusquement, elle s’élança, le souffleta de ses deux mains de femme, lui cria sous le nez, étranglée d’indignation :
- Lâche ! lâche ! lâche !… Ce n’est donc pas de trop, toutes ces abominations ? Tu veux l’assassiner, maintenant qu’il ne tient plus debout !
Elle se tourna vers son père et sa mère, elle se tourna vers les autres.
- Vous êtes des lâches ! des lâches !… Tuez-moi donc avec lui. Je vous saute à la figure, moi ! si vous le touchez encore. Oh ! les lâches !
Et elle s’était plantée devant son homme, elle le défendait, oubliant les coups, oubliant la vie de misère, soulevée dans l’idée qu’elle lui appartenait, puisqu’il l’avait prise, et que c’était une honte pour elle, quand on l’abîmait ainsi.
Étienne, sous les claques de cette fille, était devenu blême. Il avait failli d’abord l’assommer. Puis, après s’être essuyé la face, dans un geste d’homme qui se dégrise, il dit à Chaval, au milieu d’un grand silence :
- Elle a raison, ça suffit… Fous le camp !
Tout de suite, Chaval prit sa course, et Catherine galopa derrière lui. La foule, saisie, les regardait disparaître au coude de la route. Seule, la Maheude murmura :
- Vous avez tort, fallait le garder. Il va pour sûr faire quelque traîtrise.
Mais la bande s’était remise en marche. Cinq heures allaient sonner, le soleil d’une rougeur de braise, au bord de l’horizon, incendiait la plaine immense. Un colporteur qui passait, leur apprit que les dragons descendaient du côté de Crèvecœur. Alors, ils se replièrent, un ordre courut.
- À Montsou ! à la Direction !… Du pain ! du pain ! du pain !