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Lyrify.me

Germinal: Partie 4 chapitre 5 by mile Zola Lyrics

Genre: misc | Year: 1885

Une autre quinzaine s’écoula. On était aux premiers jours de janvier, par des brumes froides qui engourdissaient l’immense plaine. Et la misère avait empiré encore, les corons agonisaient d’heure en heure, sous la disette croissante. Quatre mille francs, envoyés de Londres, par l’Internationale, n’avaient pas donné trois jours de pain. Puis, rien n’était venu. Cette grande espérance morte abattait les courages. Sur qui compter maintenant, puisque leurs frères eux-mêmes les abandonnaient ? Ils se sentaient perdus au milieu du gros hiver, isolés du monde.
Le mardi, toute ressource manqua, au coron des Deux-Cent-Quarante. Étienne s’était multiplié avec les délégués : on ouvrait des souscriptions nouvelles, dans les villes voisines, et jusqu’à Paris ; on faisait des quêtes, on organisait des conférences. Ces efforts n’aboutissaient guère, l’opinion, qui s’était émue d’abord, devenait indifférente, depuis que la grève s’éternisait, très calme, sans drames passionnants. À peine de maigres aumônes suffisaient-elles à soutenir les familles les plus pauvres. Les autres vivaient en engageant les nippes, en vendant pièce à pièce le ménage. Tout filait chez les brocanteurs, la laine des matelas, les ustensiles de cuisine, des meubles même. Un instant, on s’était cru sauvé, les petits détaillants de Montsou, tués par Maigrat, avaient offert des crédits, pour tâcher de lui reprendre la clientèle ; et, durant une semaine, Verdonck l’épicier, les deux boulangers Carouble et Smelten, tinrent en effet boutique ouverte ; mais leurs avances s’épuisaient, les trois s’arrêtèrent. Des huissiers s’en réjouirent, il n’en résultait qu’un écrasement de dettes, qui devait peser longtemps sur les mineurs. Plus de crédit nulle part, plus une vieille casserole à vendre, on pouvait se coucher dans un coin et crever comme des chiens galeux.
Étienne aurait vendu sa chair. Il avait abandonné ses appointements, il était allé à Marchiennes engager son pantalon et sa redingote de drap, heureux de faire bouillir encore la marmite des Maheu. Seules, les bottes lui restaient, il les gardait pour avoir les pieds solides, disait-il. Son désespoir était que la grève se fût produite trop tôt, lorsque la caisse de prévoyance n’avait pas eu le temps de s’emplir. Il y voyait la cause unique du désastre, car les ouvriers triompheraient sûrement des patrons, le jour où ils trouveraient dans l’épargne l’argent nécessaire à la résistance. Et il se rappelait les paroles de Souvarine, accusant la Compagnie de pousser à la grève, pour détruire les premiers fonds de la caisse.
La vue du coron, de ces pauvres gens sans pain et sans feu, le bouleversait. Il préférait sortir, se fatiguer en promenades lointaines. Un soir, comme il rentrait et qu’il passait près de Réquillart, il avait aperçu, au bord de la route, une vieille femme évanouie. Sans doute, elle se mourait d’inanition ; et, après l’avoir relevée, il s’était mis à héler une fille, qu’il voyait de l’autre côté de la palissade.
- Tiens ! c’est toi, dit-il en reconnaissant la Mouquette. Aide-moi donc, il faudrait lui faire boire quelque chose.
La Mouquette, apitoyée aux larmes, rentra vivement chez elle, dans la masure branlante que son père s’était ménagée au milieu des décombres. Elle en ressortit aussitôt avec du genièvre et un pain. Le genièvre ressuscita la vieille, qui, sans parler, mordit au pain, goulument. C’était la mère d’un mineur, elle habitait un coron, du côté de Cougny, et elle était tombée là, en revenant de Joiselle, où elle avait tenté vainement d’emprunter dix sous à une sœur. Lorsqu’elle eut mangé, elle s’en alla, étourdie.
Étienne était resté dans le champ vague de Réquillar, dont les hangars écroulés disparaissaient sous les ronces.
- Eh bien ! tu n’entres pas boire un petit verre ? lui demanda la Mouquette gaiement.
Et, comme il hésitait :
- Alors, tu as toujours peur de moi ?
Il la suivit, gagné par son rire. Ce pain qu’elle avait donné de si grand cœur, l’attendrissait. Elle ne voulut pas le recevoir dans la chambre du père, elle l’emmena dans sa chambre à elle, où elle versa tout de suite deux petits verres de genièvre. Cette chambre était très propre, il lui en fit compliment. D’ailleurs, la famille ne semblait manquer de rien : le père continuait son service de palefrenier, au Voreux ; et elle, histoire de ne pas vivre les bras croisés, s’était mise blanchisseuse, ce qui lui rapportait trente sous par jour. On a beau rigoler avec les hommes, on n’en est pas plus fainéante pour ça.
- Dis ? murmura-t-elle tout d’un coup, en venant le prendre gentiment par la taille, pourquoi ne veux-tu pas m’aimer ?
Il ne put s’empêcher de rire, lui aussi, tellement elle avait lancé ça d’un air mignon.
- Mais je t’aime bien, répondit-il.
- Non, non, pas comme je veux… Tu sais que j’en meurs d’envie. Dis ? ça me ferait tant plaisir !
C’était vrai, elle le lui demandait depuis six mois. Il la regardait toujours, se collant à lui, l’étreignant de ses deux bras frissonnants, la face levée dans une telle supplication d’amour, qu’il en était très touché. Sa grosse figure ronde n’avait rien de beau, avec son teint jauni, mangé par le charbon ; mais ses yeux luisaient d’une flamme, il lui sortait de la peau un charme, un tremblement de désir, qui la rendait rose et toute jeune. Alors, devant ce don si humble, si ardent, il n’osa plus refuser.
- Oh ! tu veux bien, balbutia-t-elle, ravie, oh ! tu veux bien !
Et elle se livra dans une maladresse et un évanouissement de vierge, comme si c’était la première fois, et qu’elle n’eût jamais connu d’homme. Puis, quand il la quitta, ce fut elle qui déborda de reconnaissance : elle lui disait merci, elle lui baisait les mains.
Étienne demeura un peu honteux de cette bonne fortune. On ne se vantait pas d’avoir eu la Mouquette. En s’en allant, il se jura de ne point recommencer. Et il lui gardait un souvenir amical pourtant, elle était une brave fille.
Quand il rentra au coron, d’ailleurs, des choses graves qu’il apprit, lui firent oublier l’aventure. Le bruit courait que la Compagnie consentirait peut-être à une concession, si les délégués tentaient une nouvelle démarche près du directeur. Du moins, des porions avaient répandu ce bruit. La vérité était que, dans la lutte engagée, la mine souffrait plus encore que les mineurs. Des deux côtés, l’obstination entassait des ruines : tandis que le travail crevait de faim, le capital se détruisait. Chaque jour de chômage emportait des centaines de mille francs. Toute machine qui s’arrête, est une machine morte. L’outillage et le matériel s’altéraient, l’argent immobilisé fondait, comme une eau bue par du sable. Depuis que le faible stock de houille s’épuisait sur le carreau des fosses, la clientèle parlait de s’adresser en Belgique ; et il y avait là, pour l’avenir, une menace. Mais ce qui effrayait surtout la Compagnie, ce qu’elle cachait avec soin, c’étaient les dégâts croissants, dans les galeries et les tailles. Les porions ne suffisaient pas au raccommodage, les bois cassaient de toutes parts, des éboulements se produisaient à chaque heure. Bientôt, les désastres étaient devenus tels, qu’ils devaient nécessiter de longs mois de réparation, avant que l’abattage pût être repris. Déjà, des histoires couraient la contrée : à Crèvecœur, trois cents mètres de voie s’étaient effondrés d’un bloc, bouchant l’accès de la veine Cinq-Paumes ; à Madeleine, la veine Maugrétout s’émiettait et s’emplissait d’eau. La Direction refusait d’en convenir, lorsque, brusquement, deux accidents, l’un sur l’autre, l’avaient forcée d’avouer. Un matin, près de la Piolaine, on trouva le sol fendu au-dessus de la galerie nord de Mirou, éboulée de la veille ; et, le lendemain, ce fut un affaissement intérieur du Voreux qui ébranla tout un coin de faubourg, au point que deux maisons faillirent disparaître.
Étienne et les délégués hésitaient à risquer une démarche sans connaître les intentions de la Régie. Dansaert, qu’ils interrogèrent, évita de répondre : certainement, on déplorait le malentendu, on ferait tout au monde afin d’amener une entente ; mais il ne précisait pas. Ils finirent par décider qu’ils se rendraient près de M. Hennebeau, pour mettre la raison de leur côté ; car ils ne voulaient pas qu’on les accusât plus tard d’avoir refusé à la Compagnie une occasion de reconnaître ses torts. Seulement, ils jurèrent de ne céder sur rien, de maintenir quand même leurs conditions, qui étaient les seules justes.
L’entrevue eut lieu le mardi matin, le jour où le coron tombait à la misère noire. Elle fut moins cordiale que la première. Maheu parla encore, expliqua que les camarades les envoyaient demander si ces messieurs n’avaient rien de nouveau à leur dire. D’abord, M. Hennebeau affecta la surprise : aucun ordre ne lui était parvenu, les choses ne pouvaient changer, tant que les mineurs s’entêteraient dans leur révolte détestable ; et cette raideur autoritaire produisit l’effet le plus fâcheux, à tel point que, si les délégués s’étaient dérangés avec des intentions conciliantes, la façon dont on les recevait aurait suffi à les faire s’obstiner davantage. Ensuite, le directeur voulut bien chercher un terrain de concessions mutuelles : ainsi, les ouvriers accepteraient le paiement du boisage à part, tandis que la Compagnie hausserait ce paiement des deux centimes dont on l’accusait de profiter. Du reste, il ajoutait qu’il prenait l’offre sur lui, que rien n’était résolu, qu’il se flattait pourtant d’obtenir à Paris cette concession. Mais les délégués refusèrent et répétèrent leurs exigences : le maintien de l’ancien système, avec une hausse de cinq centimes par berline. Alors, il avoua qu’il pouvait traiter tout de suite, il les pressa d’accepter, au nom de leurs femmes et de leurs petits mourant de faim. Et, les yeux à terre, le crâne dur, ils dirent non, toujours non, d’un branle farouche. On se sépara brutalement. M. Hennebeau faisait claquer les portes. Étienne, Maheu et les autres s’en allaient, tapant leurs gros talons sur le pavé, dans la rage muette des vaincus poussés à bout.
Vers deux heures, les femmes du coron tentèrent, de leur côté, une démarche près de Maigrat. Il n’y avait plus que cet espoir, fléchir cet homme, lui arracher une nouvelle semaine de crédit. C’était une idée de la Maheude, qui comptait souvent trop sur le bon cœur des gens. Elle décida la Brûlé et la Levaque à l’accompagner ; quant à la Pierronne, elle s’excusa, elle raconta qu’elle ne pouvait quitter Pierron, dont la maladie n’en finissait pas de guérir. D’autres femmes se joignirent à la bande, elles étaient bien une vingtaine. Lorsque les bourgeois de Montsou les virent arriver, tenant la largeur de la route, sombres et misérables, ils hochèrent la tête d’inquiétude. Des portes se fermèrent, une dame cacha son argenterie. On les rencontrait ainsi pour la première fois, et rien n’était d’un plus mauvais signe : d’ordinaire, tout se gâtait, quand les femmes battaient ainsi les chemins. Chez Maigrat, il y eut une scène violente. D’abord, il les avait fait entrer, ricanant, feignant de croire qu’elles venaient payer leurs dettes : ça, c’était gentil, de s’être entendu, pour apporter l’argent d’un coup. Puis, dès que la Maheude eut pris la parole, il affecta de s’emporter. Est-ce qu’elles se fichaient du monde ? Encore du crédit, elles rêvaient donc de le mettre sur la paille ? Non, plus une pomme de terre, plus une miette de pain ! Et il les renvoyait à l’épicier Verdonck, aux boulangers Carouble et Smelten, puisqu’elles se servaient chez eux, maintenant. Les femmes l’écoutaient d’un air d’humilité peureuse, s’excusaient, guettaient dans ses yeux s’il se laissait attendrir. Il recommença à dire des farces, il offrit sa boutique à la Brûlé, si elle le prenait pour galant. Une telle lâcheté les tenait toutes, qu’elles en rirent ; et la Levaque renchérit, déclara qu’elle voulait bien, elle. Mais il fut aussitôt grossier, il les poussa vers la porte. Comme elles insistaient, suppliantes, il en brutalisa une. Les autres, sur le trottoir, le traitèrent de vendu, tandis que la Maheude, les deux bras en l’air dans un élan d’indignation vengeresse, appelait la mort, en criant qu’un homme pareil ne méritait pas de manger.
Le retour au coron fut lugubre. Quand les femmes rentrèrent les mains vides, les hommes les regardèrent, puis baissèrent la tête. C’était fini, la journée s’achèverait sans une cuillerée de soupe ; et les autres journées s’étendaient dans une ombre glacée, où ne luisait pas un espoir. Ils avaient voulu cela, aucun ne parlait de se rendre. Cet excès de misère les faisait s’entêter davantage, muets, comme des bêtes traquées, résolues à mourir au fond de leur trou, plutôt que d’en sortir. Qui aurait osé parler le premier de soumission ? on avait juré avec les camarades de tenir tous ensemble, et tous tiendraient, ainsi qu’on tenait à la fosse, quand il y en avait un sous un éboulement. Ça se devait, ils étaient là-bas à une bonne école pour savoir se résigner ; on pouvait se serrer le ventre pendant huit jours, lorsqu’on avalait le feu et l’eau depuis l’âge de douze ans ; et leur dévouement se doublait ainsi d’un orgueil de soldats, d’hommes fiers de leur métier, ayant pris, dans leur lutte quotidienne contre la mort, une vantardise du sacrifice.
Chez les Maheu, la soirée fut affreuse. Tous se taisaient, assis devant le feu mourant, où fumait la dernière pâtée d’escaillage. Après avoir vidé les matelas poignée à poignée, on s’était décidé l’avant-veille à vendre pour trois francs le coucou ; et la pièce semblait nue et morte, depuis que le tictac familier ne l’emplissait plus de son bruit. Maintenant, au milieu du buffet, il ne restait d’autre luxe que la boîte de carton rose, un ancien cadeau de Maheu, auquel la Maheude tenait comme à un bijou. Les deux bonnes chaises étaient parties, le père Bonnemort et les enfants se serraient sur un vieux banc moussu, rentré du jardin. Et le crépuscule livide qui tombait semblait augmenter le froid.
- Quoi faire ? répéta la Maheude, accroupie au coin du fourneau.
Étienne, debout, regardait les portraits de l’empereur et de l’impératrice, collés contre le mur. Il les en aurait arrachés depuis longtemps, sans la famille qui les défendait, pour l’ornement. Aussi murmura-t-il, les dents serrées :
- Et dire qu’on n’aurait pas deux sous de ces jeans-foutre qui nous regardent crever !
- Si je portais la boîte ? reprit la femme toute pâle, après une hésitation.
Maheu, assis au bord de la table, les jambes pendantes et la tête sur la poitrine, s’était redressé.
- Non, je ne veux pas !
Péniblement, la Maheude se leva et fit le tour de la pièce. Était-ce Dieu possible, d’en être réduit à cette misère ! le buffet sans une miette, plus rien à vendre, pas même une idée pour avoir un pain ! Et le feu qui allait s’éteindre ! Elle s’emporta contre Alzire qu’elle avait envoyée le matin aux escarbilles, sur le terri, et qui était revenue les mains vides, en disant que la Compagnie défendait la glane. Est-ce qu’on ne s’en foutait pas, de la Compagnie ? comme si l’on volait quelqu’un, à ramasser les brins de charbon perdus ! La petite, désespérée, racontait qu’un homme l’avait menacée d’une gifle ; puis, elle promit d’y retourner, le lendemain, et de se laisser battre.
- Et ce bougre de Jeanlin ? cria la mère, où est-il encore, je vous le demande ?… Il devait apporter de la salade : on en aurait brouté comme des bêtes, au moins ! Vous verrez qu’il ne rentrera pas. Hier déjà, il a découché. Je ne sais ce qu’il trafique, mais la rosse a toujours l’air d’avoir le ventre plein.
- Peut-être, dit Étienne, ramasse-t-il des sous sur la route.
Du coup, elle brandit les deux poings, hors d’elle.
- Si je savais ça !… Mes enfants mendier ! J’aimerais mieux les tuer et me tuer ensuite.
Maheu, de nouveau, s’était affaissé, au bord de la table. Lénore et Henri, étonnés qu’on ne mangeât pas, commençaient à geindre ; tandis que le vieux Bonnemort, silencieux, roulait philosophiquement la langue dans sa bouche, pour tromper sa faim. Personne ne parla plus, tous s’engourdissaient sous cette aggravation de leurs maux, le grand-père toussant, crachant noir, repris de rhumatismes qui se tournaient en hydropisie, le père asthmatique, les genoux enflés d’eau, la mère et les petits travaillés de la scrofule et de l’anémie héréditaires. Sans doute le métier voulait ça ; on ne s’en plaignait que lorsque le manque de nourriture achevait le monde ; et déjà l’on tombait comme des mouches, dans le coron. Il fallait pourtant trouver à souper. Quoi faire, où aller, mon Dieu ?
Alors, dans le crépuscule dont la morne tristesse assombrissait de plus en plus la pièce, Étienne, qui hésitait depuis un instant, se décida, le cœur crevé.
- Attendez-moi, dit-il. Je vais voir quelque part.
Et il sortit. L’idée de la Mouquette lui était venue. Elle devait bien avoir un pain et elle le donnerait volontiers. Cela le fâchait, d’être ainsi forcé de retourner à Réquillart : cette fille lui baiserait les mains, de son air de servante amoureuse ; mais on ne lâchait pas des amis dans la peine, il serait encore gentil avec elle, s’il le fallait.
- Moi aussi, je vais voir, dit à son tour la Maheude. C’est trop bête.
Elle rouvrit la porte derrière le jeune homme et la rejeta violemment, laissant les autres immobiles et muets, dans la maigre clarté d’un bout de chandelle qu’Alzire venait d’allumer. Dehors, une courte réflexion l’arrêta. Puis, elle entra chez les Levaque.
- Dis donc, je t’ai prêté un pain, l’autre jour. Si tu me le rendais.
Mais elle s’interrompit, ce qu’elle voyait n’était guère encourageant ; et la maison sentait la misère plus que la sienne.
La Levaque, les yeux fixes, regardait son feu éteint, tandis que Levaque, soûlé par des cloutiers, l’estomac vide, dormait sur la table. Adossé au mur, Bouteloup frottait machinalement ses épaules, avec l’ahurissement d’un bon diable, dont on a mangé les économies, et qui s’étonne d’avoir à se serrer le ventre.
- Un pain, ah ! ma chère, répondit la Levaque. Moi qui voulais t’en emprunter un autre !
Puis, comme son mari grognait de douleur dans son sommeil, elle lui écrasa la face contre la table.
- Tais-toi, cochon ! Tant mieux, si ça te brûle les boyaux !… Au lieu de te faire payer à boire, est-ce que tu n’aurais pas dû demander vingt sous à un ami ?
Elle continua, jurant, se soulageant, au milieu de la saleté du ménage, abandonné depuis si longtemps déjà, qu’une odeur insupportable s’exhalait du carreau. Tout pouvait craquer, elle s’en fichait ! Son fils, ce gueux de Bébert, avait aussi disparu depuis le matin, et elle criait que ce serait un fameux débarras, s’il ne revenait plus. Puis, elle dit qu’elle allait se coucher. Au moins, elle aurait chaud. Elle bouscula Bouteloup.
- Allons, houp ! montons… Le feu est mort, pas besoin d’allumer la chandelle pour voir les assiettes vides… Viens-tu à la fin, Louis ? Je te dis que nous nous couchons. On se colle, ça soulage… Et que ce nom de Dieu de soûlard crève ici de froid tout seul !
Quand elle se retrouva dehors, la Maheude coupa résolument par les jardins, pour se rendre chez les Pierron. Des rires s’entendaient. Elle frappa, et il y eut un brusque silence. On mit une grande minute à lui ouvrir.
- Tiens ! c’est toi, s’écria la Pierronne en affectant une vive surprise. Je croyais que c’était le médecin.
Sans la laisser parler, elle continua, elle montra Pierron assis devant un grand feu de houille.
- Ah ! il ne va pas, il ne va toujours pas. La figure a l’air bonne, c’est dans le ventre que ça le travaille. Alors, il lui faut de la chaleur, on brûle tout ce qu’on a.
Pierron, en effet, semblait gaillard, le teint fleuri, la chair grasse. Vainement il soufflait, pour faire l’homme malade. D’ailleurs, la Maheude, en entrant, venait de sentir une forte odeur de lapin : bien sûr qu’on avait déménagé le plat. Des miettes traînaient sur la table ; et, au beau milieu, elle aperçut une bouteille de vin oubliée.
- Maman est allée à Montsou pour tâcher d’avoir un pain, reprit la Pierronne. Nous nous morfondons à l’attendre.
Mais sa voix s’étrangla, elle avait suivi le regard de la voisine, et elle aussi était tombée sur la bouteille. Tout de suite, elle se remit, elle raconta l’histoire : oui, c’était du vin, les bourgeois de la Piolaine lui avaient apporté cette bouteille-là pour son homme, à qui le médecin ordonnait du bordeaux. Et elle ne tarissait pas en remerciements, quels braves bourgeois ! la demoiselle surtout, pas fière, entrant chez les ouvriers, distribuant elle-même ses aumônes !
- Je sais, dit la Maheude, je les connais.
Son cœur se serrait à l’idée que le bien va toujours aux moins pauvres. Jamais ça ne ratait, ces gens de la Piolaine auraient porté de l’eau à la rivière. Comment ne les avait-elle pas vus dans le coron ? Peut-être tout de même en aurait-elle tiré quelque chose.
- J’étais donc venue, avoua-t-elle enfin, pour savoir s’il y avait plus gras chez vous que chez nous… As-tu seulement du vermicelle, à charge de revanche ?
La Pierronne se désespéra bruyamment.
- Rien du tout, ma chère. Pas ce qui s’appelle un grain de semoule… Si maman ne rentre pas, c’est qu’elle n’a point réussi. Nous allons nous coucher sans souper.
À ce moment, des pleurs vinrent de la cave, et elle s’emporta, elle tapa du poing contre la porte. C’était cette coureuse de Lydie quelle avait enfermée, disait-elle, pour la punir de n’être rentrée qu’à cinq heures, après toute une journée de vagabondage. On ne pouvait plus la dompter, elle disparaissait continuellement.
Cependant, la Maheude restait debout, sans se décider à partir. Ce grand feu le pénétrait d’un bien-être douloureux, la pensée qu’on mangeait là lui creusait l’estomac davantage. Évidemment, ils avaient renvoyé la vieille et enfermé la petite, pour bâfrer leur lapin. Ah ! on avait beau dire, quand une femme se conduisait mal, ça portait bonheur à sa maison !
- Bonsoir, dit-elle tout d’un coup.
Dehors, la nuit était tombée, et la lune, derrière des nuages, éclairait la terre d’une clarté louche. Au lieu de retraverser les jardins, la Maheude fit le tour, désolée, n’osant rentrer chez elle. Mais, le long des façades mortes, toutes les portes sentaient la famine et sonnaient le creux. À quoi bon frapper ? c’était misère et compagnie. Depuis des semaines qu’on ne mangeait plus, l’odeur de l’oignon elle-même était partie, cette odeur forte qui annonçait le coron de loin, dans la campagne ; maintenant, il n’avait que l’odeur des vieux caveaux, l’humidité des trous où rien ne vit. Les bruits vagues se mouraient, des larmes étouffées, des jurons perdus ; et, dans le silence qui s’alourdissait peu à peu, on entendait venir le sommeil de la faim, l’écrasement des corps jetés en travers des lits, sous les cauchemars des ventres vides.
Comme elle passait devant l’église, elle vit une ombre filer rapidement. Un espoir la fit se hâter, car elle avait reconnu le curé de Montsou, l’abbé Joire, qui disait la messe le dimanche à la chapelle du coron : sans doute il sortait de la sacristie, où le règlement de quelque affaire l’avait appelé. Le dos rond, il courait de son air d’homme gras et doux, désireux de vivre en paix avec tout le monde. S’il avait fait sa course à la nuit, ce devait être pour ne pas se compromettre au milieu des mineurs. On disait du reste qu’il venait d’obtenir de l’avancement. Même, il s’était promené déjà avec son successeur, un abbé maigre, aux yeux de braise rouge.
- Monsieur le curé, monsieur le curé, bégaya la Maheude.
Mais il ne s’arrêta point.
- Bonsoir, bonsoir, ma brave femme.
Elle se retrouvait devant chez elle. Ses jambes ne la portaient plus, et elle rentra.
Personne n’avait bougé. Maheu était toujours au bord de la table, abattu. Le vieux Bonnemort et les petits se serraient sur le banc, pour avoir moins froid. Et on ne s’était pas dit une parole, seule la chandelle avait brûlé, si courte, que la lumière elle-même bientôt leur manquerait. Au bruit de la porte, les enfants tournèrent la tête ; mais, en voyant que la mère ne rapportait rien, ils se remirent à regarder par terre, renfonçant une grosse envie de pleurer, de peur qu’on ne les grondât. La Maheude était retombée à sa place, près du feu mourant. On ne la questionna point, le silence continua. Tous avaient compris, ils jugeaient inutile de se fatiguer encore à causer ; et c’était maintenant une attente anéantie, sans courage, l’attente dernière du secours qu’Étienne, peut-être, allait déterrer quelque part. Les minutes s’écoulaient, ils finissaient par ne plus y compter.
Lorsque Étienne reparut, il avait, dans un torchon, une douzaine de pommes de terre, cuites et refroidies.
- Voilà tout ce que j’ai trouvé, dit-il.
Chez la Mouquette, le pain manquait également : c’était son dîner qu’elle lui avait mis de force dans ce torchon, en le baisant de tout son cœur.
- Merci, répondit-il à la Maheude qui lui offrait sa part. J’ai mangé là-bas.
Il mentait, il regardait d’un air sombre les enfants se jeter sur la nourriture. Le père et la mère, eux aussi, se retenaient, afin d’en laisser davantage ; mais le vieux, goulument, avalait tout. On dut lui reprendre une pomme de terre pour Alzire.
Alors, Étienne dit qu’il avait appris des nouvelles. La Compagnie, irritée de l’entêtement des grévistes, parlait de rendre leurs livrets aux mineurs compromis. Elle voulait la guerre, décidément. Et un bruit plus grave circulait, elle se vantait d’avoir décidé un grand nombre d’ouvriers à redescendre : le lendemain, la Victoire et Feutry-Cantel devaient être au complet ; même il y aurait, à Madeleine et à Mirou, un tiers des hommes. Les Maheu furent exaspérés.
- Nom de Dieu ! cria le père, s’il y a des traîtres, faut régler leur compte !
Et, debout, cédant à l’emportement de sa souffrance :
- À demain soir, dans la forêt !… Puisqu’on nous empêche de nous entendre au Bon-Joyeux, c’est dans la forêt que nous serons chez nous.
Ce cri avait réveillé le vieux Bonnemort, que sa gloutonnerie assoupissait. C’était le cri ancien de ralliement, le rendez-vous où les mineurs de jadis allaient comploter leur résistance aux soldats du roi.
- Oui, oui, à Vandame ! J’en suis, si l’on va là-bas !
La Maheude eut un geste énergique.
- Nous irons tous. Ça finira, ces injustices et ces traîtrises !
Étienne décida que le rendez-vous serait donné à tous les corons, pour le lendemain soir. Mais le feu était mort, comme chez les Levaque, et la chandelle brusquement s’éteignit. Il n’y avait plus de houille, plus de pétrole, il fallut se coucher à tâtons, dans le grand froid qui pinçait la peau. Les petits pleuraient.