Germinal: Partie 3 chapitre 5 by mile Zola Lyrics
Une semaine se passa, le travail continuait, soupçonneux et morne, dans l’attente du conflit.
Chez les Maheu, la quinzaine s’annonçait comme devant être plus maigre encore. Aussi la Maheude s’aigrissait-elle, malgré sa modération et son bon sens. Est-ce que sa fille Catherine ne s’était pas avisée de découcher une nuit ? Le lendemain matin, elle était rentrée si lasse, si malade de cette aventure, qu’elle n’avait pu se rendre à la fosse ; et elle pleurait, elle racontait qu’il n’y avait point de sa faute, car c’était Chaval qui l’avait gardée, menaçant de la battre, si elle se sauvait. Il devenait fou de jalousie, il voulait l’empêcher de retourner dans le lit d’Étienne, où il savait bien, disait-il, que la famille la faisait coucher. Furieuse, la Maheude, après avoir défendu à sa fille de revoir une pareille brute, parlait d’aller le gifler à Montsou. Mais ce n’en était pas moins une journée perdue, et la petite, maintenant qu’elle avait ce galant, aimait encore mieux ne pas en changer.
Deux jours après, il y eut une autre histoire. Le lundi et le mardi, Jeanlin que l’on croyait au Voreux, tranquillement à la besogne, s’échappa, tira une bordée dans les marais et dans la forêt de Vandame, avec Bébert et Lydie. Il les avait débauchés, jamais on ne sut à quelles rapines, à quels jeux d’enfants précoces ils s’étaient livrés tous les trois. Lui, reçut une forte correction, une fessée que sa mère lui appliqua dehors, sur le trottoir, devant la marmaille du coron terrifiée. Avait-on jamais vu ça ? des enfants à elle, qui coûtaient depuis leur naissance, qui devaient rapporter maintenant ! Et, dans ce cri, il y avait le souvenir de sa dure jeunesse, la misère héréditaire faisant de chaque petit de la portée un gagne-pain pour plus tard.
Ce matin-là, lorsque les hommes et la fille partirent à la fosse, la Maheude se souleva de son lit pour dire à Jeanlin :
- Tu sais, si tu recommences, méchant bougre, je t’enlève la peau du derrière !
Au nouveau chantier de Maheu, le travail était pénible. Cette partie de la veine Filonnière s’amincissait, à ce point que les haveurs, écrasés entre le mur et le toit, s’écorchaient les coudes, dans l’abatage. En outre, elle devenait très humide, on redoutait d’heure en heure un coup d’eau, un de ces brusques torrents qui crèvent les roches et emportent les hommes. La veille, Étienne, comme il enfonçait violemment sa rivelaine et la retirait, avait reçu au visage le jet d’une source ; mais ce n’était qu’une alerte, la taille en était restée simplement plus mouillée et plus malsaine. D’ailleurs, il ne songeait guère aux accidents possibles, il s’oubliait là maintenant avec les camarades, insoucieux du péril. On vivait dans le grisou, sans même en sentir la pesanteur sur les paupières, l’envoilement de toile d’araignée qu’il laissait aux cils. Parfois quand la flamme des lampes pâlissait et bleuissait davantage, on songeait à lui, un mineur mettait la tête contre la veine, pour écouter le petit bruit du gaz, un bruit de bulles d’air bouillonnant à chaque fente. Mais la menace continuelle étaient les éboulements : car, outre l’insuffisance des boisages, toujours bâclés trop vite, les terres ne tenaient pas, détrempées par les eaux.
Trois fois dans la journée, Maheu avait dû faire consolider les bois. Il était deux heures et demie, les hommes allaient remonter. Couché sur le flanc, Étienne achevait le havage d’un bloc, lorsqu’un lointain grondement ébranla toute la mine.
- Qu’est-ce donc ? cria-t-il, en lâchant sa rivelaine pour écouter.
Il avait cru que la galerie s’effondrait derrière son dos.
Mais déjà Maheu se laissait glisser sur la pente de la taille, en disant :
- C’est un éboulement… Vite ! vite !
Tous dégringolèrent, se précipitèrent, emportés par un élan de fraternité inquiète. Les lampes dansaient à leurs poings, dans le silence de mort qui s’était fait ; ils couraient à la file le long des voies, l’échine pliée, comme s’ils eussent galopé à quatre pattes ; et, sans ralentir ce galop, ils s’interrogeaient, jetaient des réponses brèves : où donc ? dans les tailles peut-être ? non, ça venait du bas ! au roulage plutôt ! Lorsqu’ils arrivèrent à la cheminée, ils s’y engouffrèrent, ils tombèrent les uns sur les autres, sans se soucier des meurtrissures.
Jeanlin, la peau rouge encore de la fessée de la veille, ne s’était pas échappé de la fosse, ce jour-là. Il trottait pieds nus derrière son train, refermait une à une les portes d’aérage ; et, parfois, quand il ne redoutait pas la rencontre d’un porion, il montait sur la dernière berline, ce qu’on lui défendait, de peur qu’il ne s’y endormît. Mais sa grosse distraction était, chaque fois que le train se garait pour en laisser passer un autre, d’aller retrouver en tête Bébert qui tenait les guides. Il arrivait sournoisement, sans sa lampe, pinçait le camarade au sang, inventait des farces de mauvais singe, avec ses cheveux jaunes, ses grandes oreilles, son museau maigre, éclairé de petits yeux verts, luisants dans l’obscurité. D’une précocité maladive, il semblait avoir l’intelligence obscure et la vive adresse d’un avorton humain, qui retournait à l’animalité d’origine.
L’après-midi, Mouque amena aux galibots Bataille, dont c’était le tour de corvée ; et, comme le cheval soufflait dans un garage, Jeanlin, qui s’était glissé jusqu’à Bébert, lui demanda :
- Qu’est-ce qu’il a, ce vieux rossard, à s’arrêter court ?… Il me fera casser les jambes.
Bébert ne put répondre, il dut retenir Bataille, qui s’égayait à l’approche de l’autre train. Le cheval avait reconnu de loin, au flair, son camarade Trompette, pour lequel il s’était pris d’une grande tendresse, depuis le jour où il l’avait vu débarquer dans la fosse. On aurait dit la pitié affectueuse d’un vieux philosophe, désireux de soulager un jeune ami, en lui donnant sa résignation et sa patience ; car Trompette ne s’acclimatait pas, tirait ses berlines sans goût, restait la tête basse, aveuglé de nuit, avec le constant regret du soleil. Aussi, chaque fois que Bataille le rencontrait, allongeait-il la tête, s’ébrouant, le mouillant d’une caresse d’encouragement.
- Nom de Dieu ! jura Bébert, les voilà encore qui se sucent la peau !
Puis, lorsque Trompette fut passé, il répondit au sujet de Bataille :
- Va, il a du vice, le vieux !… Quand il s’arrête comme ça, c’est qu’il devine un embêtement, une pierre ou un trou ; et il se soigne, il ne veut rien se casser… Aujourd’hui, je ne sais ce qu’il peut avoir, là-bas, après la porte. Il la pousse et reste sur les pieds… Est-ce que tu as senti quelque chose ?
- Non, dit Jeanlin. Il y a de l’eau, j’en ai jusqu’aux genoux.
Le train repartit. Et, au voyage suivant, lorsqu’il eut ouvert la porte d’aérage d’un coup de tête, Bataille de nouveau refusa d’avancer, hennissant, tremblant. Enfin, il se décida, fila d’un trait.
Jeanlin, qui refermait la porte, était resté en arrière. Il se baissa, regarda la mare où il pataugeait ; puis, élevant sa lampe, il s’aperçut que les bois avaient fléchi, sous le suintement continu d’une source. Justement, un haveur, un nommé Berloque dit Chicot, arrivait de sa taille, pressé de revoir sa femme, qui était en couches. Lui aussi s’arrêta, examina le boisage. Et, tout d’un coup, comme le petit allait s’élancer pour rejoindre son train, un craquement formidable s’était fait entendre, l’éboulement avait englouti l’homme et l’enfant.
Il y eut un grand silence. Poussée par le vent de la chute, une poussière épaisse montait dans les voies. Et, aveuglés, étouffés, les mineurs descendaient de toutes parts, des chantiers les plus lointains, avec leurs lampes dansantes, qui éclairaient mal ce galop d’hommes noirs, au fond de ces trous de taupe. Lorsque les premiers butèrent contre l’éboulement, ils crièrent, appelèrent les camarades. Une seconde bande, venue par la taille du fond, se trouvait de l’autre côté des terres, dont la masse bouchait la galerie. Tout de suite, on constata que le toit s’était effondré sur une dizaine de mètres au plus. Le dommage n’avait rien de grave. Mais les cœurs se serrèrent, lorsqu’un râle de mort sortit des décombres.
Bébert, lâchant son train, accourait en répétant :
- Jeanlin est dessous ! Jeanlin est dessous !
Maheu, à ce moment même, déboulait de la cheminée, avec Zacharie et Étienne. Il fut pris d’une fureur de désespoir, il ne lâcha que des jurons.
- Nom de Dieu ! nom de Dieu ! nom de Dieu !
Catherine, Lydie, la Mouquette, qui avaient galopé aussi, se mirent à sangloter, à hurler d’épouvante, au milieu de l’effrayant désordre, que les ténèbres augmentaient. On voulait les faire taire, elles s’affolaient, hurlaient plus fort, à chaque râle.
Le porion Richomme était arrivé au pas de course, désolé que ni l’ingénieur Négrel, ni Dansaert ne fussent à la fosse. L’oreille collée contre les roches, il écoutait ; et il finit par dire que ces plaintes n’étaient pas des plaintes d’enfant. Un homme se trouvait là, pour sûr. À vingt reprises déjà, Maheu avait appelé Jeanlin. Pas une haleine ne soufflait. Le petit devait être broyé.
Et toujours le râle continuait, monotone. On parlait à l’agonisant, on lui demandait son nom. Le râle seul répondait.
- Dépêchons ! répétait Richomme, qui avait déjà organisé le sauvetage. On causera ensuite.
Des deux côtés, les mineurs attaquaient l’éboulement, avec la pioche et la pelle. Chaval travaillait sans une parole, à côté de Maheu et d’Étienne ; tandis que Zacharie dirigeait le transport des terres. L’heure de la sortie était venue, aucun n’avait mangé ; mais on ne s’en allait pas pour la soupe, tant que des camarades se trouvaient en péril. Cependant, on songea que le coron s’inquiéterait, s’il ne voyait rentrer personne, et l’on proposa d’y renvoyer les femmes. Ni Catherine, ni la Mouquette, ni même Lydie ne voulurent s’éloigner, clouées par le besoin de savoir, aidant aux déblais. Alors, Levaque accepta la commission d’annoncer là haut l’éboulement, un simple dommage qu’on réparait. Il était près de quatre heures, les ouvriers en moins d’une heure avaient fait la besogne d’un jour : déjà la moitié des terres auraient dû être enlevées, si de nouvelles roches n’avaient glissé du toit. Maheu s’obstinait avec une telle rage, qu’il refusait d’un geste terrible, quand un autre s’approchait pour le relayer un instant.
- Doucement ! dit enfin Richomme. Nous arrivons… Il ne faut pas les achever.
En effet, le râle devenait de plus en plus distinct. C’était ce râle continu qui guidait les travailleurs ; et, maintenant, il semblait souffler sous les pioches mêmes. Brusquement, il cessa.
Tous, silencieux, se regardèrent, frissonnants d’avoir senti passer le froid de la mort, dans les ténèbres. Ils piochaient, trempés de sueur, les muscles tendus à se rompre. Un pied fut rencontré, on enleva dès lors les terres avec les mains, on dégagea les membres un à un. La tête n’avait pas souffert. Des lampes l’éclairaient, et le nom de Chicot circula. Il était tout chaud, la colonne vertébrale cassée par une roche.
- Enveloppez-le dans une couverture, et mettez-le sur une berline, commanda le porion. Au mioche maintenant, dépêchons !
Maheu donna un dernier coup, et une ouverture se fit, on communiqua avec les hommes qui déblayaient l’éboulement, de l’autre côté. Ils crièrent, ils venaient de trouver Jeanlin évanoui, les deux jambes brisées, respirant encore. Ce fut le père qui apporta le petit dans ses bras ; et, les mâchoires serrées, il ne lâchait toujours que des nom de Dieu ! pour dire sa douleur ; tandis que Catherine et les autres femmes s’étaient remises à hurler.
On forma vivement le cortège. Bébert avait ramené Bataille, qu’on attela aux deux berlines : dans la première, gisait le cadavre de Chicot, maintenu par Étienne ; dans la seconde, Maheu s’était assis, portant sur les genoux Jeanlin sans connaissance, couvert d’un lambeau de laine, arraché à une porte d’aérage. Et l’on partit, au pas. Sur chaque berline, une lampe mettait une étoile rouge. Puis, derrière, suivait la queue des mineurs, une cinquantaine d’ombres à la file. Maintenant, la fatigue les écrasait, ils traînaient les pieds, glissaient dans la boue, avec le deuil morne d’un troupeau frappé d’épidémie. Il fallut près d’une demi-heure pour arriver à l’accrochage. Ce convoi sous la terre, au milieu des épaisses ténèbres, n’en finissait plus, le long des galeries qui bifurquaient, tournaient, se déroulaient.
À l’accrochage, Richomme, venu en avant, avait donné l’ordre qu’une cage vide fût réservée. Pierron emballa tout de suite les deux berlines. Dans l’une, Maheu resta avec son petit blessé sur les genoux, pendant que, dans l’autre, Étienne devait garder, entre ses bras, le cadavre de Chicot, pour qu’il pût tenir. Lorsque les ouvriers se furent entassés aux autres étages, la cage monta. On mit deux minutes. La pluie du cuvelage tombait très froide, les hommes regardaient en l’air, impatients de revoir le jour.
Heureusement, un galibot, envoyé chez le docteur Vanderhaghen, l’avait trouvé et le ramenait. Jeanlin et le mort furent portés dans la chambre des porions, où, d’un bout de l’année à l’autre, brûlait un grand feu. On rangea les seaux d’eau chaude, tout prêts pour le lavage des pieds ; et, après avoir étalé deux matelas sur les dalles, on y coucha l’homme et l’enfant. Seuls, Maheu et Étienne entrèrent. Dehors, des herscheuses, des mineurs, des galopins accourus faisaient un groupe, causaient à voix basse.
Dès que le médecin eut donné un coup d’œil à Chicot, il murmura :
- Fichu !… Vous pouvez le laver.
Deux surveillants déshabillèrent, puis lavèrent à l’éponge ce cadavre noir de charbon, sale encore de la sueur du travail.
- La tête n’a rien, avait repris le docteur, agenouillé sur le matelas de Jeanlin. La poitrine non plus… Ah ! ce sont les jambes qui ont étrenné.
Lui-même déshabillait l’enfant, dénouait le béguin, ôtait la veste, tirait les culottes et la chemise, avec une adresse de nourrice. Et le pauvre petit corps apparut, d’une maigreur d’insecte, souillé de poussière noire, de terre jaune, que marbraient des taches sanglantes. On ne distinguait rien, on dut le laver aussi. Alors, il sembla maigrir encore sous l’éponge, la chair si blême, si transparente, qu’on voyait les os. C’était une pitié, cette dégénérescence dernière d’une race de misérables, ce rien du tout souffrant, à demi broyé par l’écrasement des roches. Quand il fut propre, on aperçut les meurtrissures des cuisses, deux taches rouges sur la peau blanche.
Jeanlin, tiré de son évanouissement, eut une plainte. Debout au pied du matelas, les mains ballantes, Maheu le regardait ; et de grosses larmes roulèrent de ses yeux.
- Hein ? c’est toi qui es le père ? dit le docteur en levant la tête. Ne pleure donc pas, tu vois bien qu’il n’est pas mort… Aide-moi plutôt.
Il constata deux ruptures simples. Mais la jambe droite lui donnait des inquiétudes : sans doute il faudrait la couper.
À ce moment, l’ingénieur Négrel et Dansaert, prévenus enfin, arrivèrent avec Richomme. Le premier écoutait le récit du porion, d’un air exaspéré. Il éclata : toujours ces maudits boisages ! n’avait-il pas répété cent fois qu’on y laisserait des hommes ! et ces brutes-là qui parlaient de se mettre en grève, si on les forçait à boiser plus solidement ! Le pis était que la Compagnie, maintenant, paierait les pots cassés. M. Hennebeau allait être content !
- Qui est-ce ? demanda-t-il à Dansaert, silencieux devant le cadavre, qu’on était en train d’envelopper dans un drap.
- Chicot, un de nos bons ouvriers, répondit le maître-porion. Il a trois enfants… Pauvre bougre !
Le docteur Vanderhaghen demanda le transport immédiat de Jeanlin chez ses parents. Six heures sonnaient, le crépuscule tombait déjà, on ferait bien de transporter aussi le cadavre ; et l’ingénieur donna des ordres pour qu’on attelât le fourgon et qu’on apportât un brancard. L’enfant blessé fut mis sur le brancard, pendant qu’on emballait dans le fourgon le matelas et le mort.
À la porte, des herscheuses stationnaient toujours, causant avec des mineurs qui s’attardaient, pour voir. Lorsque la chambre des porions se rouvrit, un silence régna dans le groupe. Et il se forma un nouveau cortège, le fourgon devant, le brancard derrière, puis la queue du monde. On quitta le carreau de la mine, on monta lentement la route en pente du coron. Les premiers froids de novembre avaient dénudé l’immense plaine, une nuit lente l’ensevelissait, comme un linceul tombé du ciel livide.
Étienne, alors, conseilla tout bas à Maheu d’envoyer Catherine prévenir la Maheude, pour amortir le coup. Le père, qui suivait le brancard, l’air assommé, consentit d’un signe ; et la jeune fille partit en courant, car on arrivait. Mais déjà le fourgon, cette boîte sombre bien connue, était signalé. Des femmes sortaient follement sur les trottoirs, trois ou quatre galopaient d’angoisse, sans bonnet. Bientôt, elles furent trente, puis cinquante, toutes étranglées de la même terreur. Il y avait donc un mort ? qui était-ce ? L’histoire racontée par Levaque, après les avoir rassurées toutes, les jetait maintenant à une exagération de cauchemar : ce n’était plus un homme, c’étaient dix qui avaient péri, et que le fourgon allait ramener ainsi, un à un.
Catherine avait trouvé sa mère agitée d’un pressentiment ; et, dès les premiers mots balbutiés, celle-ci cria :
- Le père est mort !
Vainement, la jeune fille protestait, parlait de Jeanlin. Sans entendre, la Maheude s’était élancée. Et, en voyant le fourgon qui débouchait devant l’église, elle avait défailli, toute pâle. Sur les portes, des femmes, muettes de saisissement, allongeaient le cou, tandis que d’autres suivaient, tremblantes à l’idée de savoir devant quelle maison s’arrêterait le cortège.
La voiture passa ; et, derrière, la Maheude aperçut Maheu qui accompagnait le brancard. Alors, quand on eut posé ce brancard à sa porte, quand elle vit Jeanlin vivant, avec ses jambes cassées, il y eut en elle une si brusque réaction, qu’elle étouffa de colère, bégayant sans larmes :
- C’est tout ça ! On nous estropie les petits, maintenant !… Les deux jambes, mon Dieu ! Qu’est-ce qu’on veut que j’en fasse ?
- Tais-toi donc ! dit le docteur Vanderhaghen, qui avait suivi pour panser Jeanlin. Aimerais-tu mieux qu’il fût resté là-bas ?
Mais la Maheude s’emportait davantage, au milieu des larmes d’Alzire, de Lénore et d’Henri. Tout en aidant à monter le blessé et en donnant au docteur ce dont il avait besoin, elle injuriait le sort, elle demandait où l’on voulait qu’elle trouvât de l’argent pour nourrir des infirmes. Le vieux ne suffisait donc pas, voilà que le gamin, lui aussi, perdait les pieds ! Et elle ne cessait point, pendant que d’autres cris, des lamentations déchirantes, sortaient d’une maison voisine : c’étaient la femme et les enfants de Chicot qui pleuraient sur le corps. Il faisait nuit noire, les mineurs exténués mangeaient enfin leur soupe, dans le coron tombé à un morne silence, traversé seulement de ces grands cris.
Trois semaines se passèrent. On avait pu éviter l’amputation, Jeanlin conserverait ses deux jambes, mais il resterait boiteux. Après une enquête, la Compagnie s’était résignée à donner un secours de cinquante francs. En outre, elle avait promis de chercher pour le petit infirme, dès qu’il serait rétabli, un emploi au jour. Ce n’en était pas moins une aggravation de misère, car le père avait reçu une telle secousse, qu’il en fut malade d’une grosse fièvre.
Depuis le jeudi, Maheu retournait à la fosse, et l’on était au dimanche. Le soir, Étienne causa de la date prochaine du 1er décembre, préoccupé de savoir si la Compagnie exécuterait sa menace. On veilla jusqu’à dix heures, en attendant Catherine, qui devait s’attarder avec Chaval. Mais elle ne rentra pas. La Maheude ferma furieusement la porte au verrou, sans une parole. Étienne fut long à s’endormir, inquiet de ce lit vide, où Alzire tenait si peu de place.
Le lendemain, toujours personne ; et, l’après-midi seulement, au retour de la fosse, les Maheu apprirent que Chaval gardait Catherine. Il lui faisait des scènes si abominables qu’elle s’était décidée à se mettre avec lui. Pour éviter les reproches, il avait quitté brusquement le Voreux, il venait d’être embauché à Jean-Bart, le puits de M. Deneulin, où elle le suivait comme herscheuse. Du reste, le nouveau ménage continuait à habiter Montsou, chez Piquette.
Maheu, d’abord, parla d’aller gifler l’homme et de ramener sa fille coups de pied dans le derrière. Puis, il eut un geste résigné : à quoi bon ? ça tournait toujours comme ça, on n’empêchait pas les filles de se coller quand elles en avaient l’envie. Il valait mieux attendre tranquillement le mariage. Mais la Maheude ne prenait pas si bien les choses.
- Est-ce que je l’ai battue, quand elle a eu ce Chaval ? criait-elle à Étienne, qui l’écoutait, silencieux, très pâle. Voyons, répondez ! vous qui êtes un homme raisonnable… Nous l’avons laissée libre, n’est-ce pas ? parce que, mon Dieu ! toutes passent par là. Ainsi, moi, j’étais grosse, quand le père m’a épousée. Mais je n’ai pas filé de chez mes parents, jamais je n’aurais fait la saleté de porter avant l’âge l’argent de mes journées à un homme qui n’en avait pas besoin… Ah ! c’est dégoûtant, voyez-vous ! On en arrivera à ne plus faire d’enfant.
Et, comme Étienne ne répondait toujours que par des hochements de tête, elle insista.
- Une fille qui allait tous les soirs où elle voulait ! Qu’a-t-elle donc dans la peau ? Ne pas pouvoir attendre que je la marie, après qu’elle nous aurait aidés à sortir du pétrin ! Hein ? c’était naturel, on a une fille pour qu’elle travaille… Mais voilà, nous avons été trop bons, nous n’aurions pas dû lui permettre de se distraire avec un homme. On leur en accorde un bout, et elles en prennent long comme ça.
Alzire approuvait de la tête. Lénore et Henri, saisis de cet orage, pleuraient tout bas, tandis que la mère, maintenant, énumérait leurs malheurs : d’abord, Zacharie qu’il avait fallu marier ; puis, le vieux Bonnemort qui était là, sur sa chaise, avec ses pieds tordus ; puis, Jeanlin qui ne pourrait quitter la chambre avant dix jours, les os mal recollés ; et, enfin, le dernier coup, cette garce de Catherine partie avec un homme ! Toute la famille se cassait. Il ne restait que le père à la fosse. Comment vivre, sept personnes, sans compter Estelle, sur les trois francs du père ? Autant se jeter en chœur dans le canal.
- Ça n’avance à rien que tu te ronges, dit Maheu d’une voix sourde. Nous ne sommes pas au bout peut-être.
Étienne, qui regardait fixement les dalles, leva la tête et murmura, les yeux perdus dans une vision d’avenir :
- Ah ! il est temps, il est temps !
Chez les Maheu, la quinzaine s’annonçait comme devant être plus maigre encore. Aussi la Maheude s’aigrissait-elle, malgré sa modération et son bon sens. Est-ce que sa fille Catherine ne s’était pas avisée de découcher une nuit ? Le lendemain matin, elle était rentrée si lasse, si malade de cette aventure, qu’elle n’avait pu se rendre à la fosse ; et elle pleurait, elle racontait qu’il n’y avait point de sa faute, car c’était Chaval qui l’avait gardée, menaçant de la battre, si elle se sauvait. Il devenait fou de jalousie, il voulait l’empêcher de retourner dans le lit d’Étienne, où il savait bien, disait-il, que la famille la faisait coucher. Furieuse, la Maheude, après avoir défendu à sa fille de revoir une pareille brute, parlait d’aller le gifler à Montsou. Mais ce n’en était pas moins une journée perdue, et la petite, maintenant qu’elle avait ce galant, aimait encore mieux ne pas en changer.
Deux jours après, il y eut une autre histoire. Le lundi et le mardi, Jeanlin que l’on croyait au Voreux, tranquillement à la besogne, s’échappa, tira une bordée dans les marais et dans la forêt de Vandame, avec Bébert et Lydie. Il les avait débauchés, jamais on ne sut à quelles rapines, à quels jeux d’enfants précoces ils s’étaient livrés tous les trois. Lui, reçut une forte correction, une fessée que sa mère lui appliqua dehors, sur le trottoir, devant la marmaille du coron terrifiée. Avait-on jamais vu ça ? des enfants à elle, qui coûtaient depuis leur naissance, qui devaient rapporter maintenant ! Et, dans ce cri, il y avait le souvenir de sa dure jeunesse, la misère héréditaire faisant de chaque petit de la portée un gagne-pain pour plus tard.
Ce matin-là, lorsque les hommes et la fille partirent à la fosse, la Maheude se souleva de son lit pour dire à Jeanlin :
- Tu sais, si tu recommences, méchant bougre, je t’enlève la peau du derrière !
Au nouveau chantier de Maheu, le travail était pénible. Cette partie de la veine Filonnière s’amincissait, à ce point que les haveurs, écrasés entre le mur et le toit, s’écorchaient les coudes, dans l’abatage. En outre, elle devenait très humide, on redoutait d’heure en heure un coup d’eau, un de ces brusques torrents qui crèvent les roches et emportent les hommes. La veille, Étienne, comme il enfonçait violemment sa rivelaine et la retirait, avait reçu au visage le jet d’une source ; mais ce n’était qu’une alerte, la taille en était restée simplement plus mouillée et plus malsaine. D’ailleurs, il ne songeait guère aux accidents possibles, il s’oubliait là maintenant avec les camarades, insoucieux du péril. On vivait dans le grisou, sans même en sentir la pesanteur sur les paupières, l’envoilement de toile d’araignée qu’il laissait aux cils. Parfois quand la flamme des lampes pâlissait et bleuissait davantage, on songeait à lui, un mineur mettait la tête contre la veine, pour écouter le petit bruit du gaz, un bruit de bulles d’air bouillonnant à chaque fente. Mais la menace continuelle étaient les éboulements : car, outre l’insuffisance des boisages, toujours bâclés trop vite, les terres ne tenaient pas, détrempées par les eaux.
Trois fois dans la journée, Maheu avait dû faire consolider les bois. Il était deux heures et demie, les hommes allaient remonter. Couché sur le flanc, Étienne achevait le havage d’un bloc, lorsqu’un lointain grondement ébranla toute la mine.
- Qu’est-ce donc ? cria-t-il, en lâchant sa rivelaine pour écouter.
Il avait cru que la galerie s’effondrait derrière son dos.
Mais déjà Maheu se laissait glisser sur la pente de la taille, en disant :
- C’est un éboulement… Vite ! vite !
Tous dégringolèrent, se précipitèrent, emportés par un élan de fraternité inquiète. Les lampes dansaient à leurs poings, dans le silence de mort qui s’était fait ; ils couraient à la file le long des voies, l’échine pliée, comme s’ils eussent galopé à quatre pattes ; et, sans ralentir ce galop, ils s’interrogeaient, jetaient des réponses brèves : où donc ? dans les tailles peut-être ? non, ça venait du bas ! au roulage plutôt ! Lorsqu’ils arrivèrent à la cheminée, ils s’y engouffrèrent, ils tombèrent les uns sur les autres, sans se soucier des meurtrissures.
Jeanlin, la peau rouge encore de la fessée de la veille, ne s’était pas échappé de la fosse, ce jour-là. Il trottait pieds nus derrière son train, refermait une à une les portes d’aérage ; et, parfois, quand il ne redoutait pas la rencontre d’un porion, il montait sur la dernière berline, ce qu’on lui défendait, de peur qu’il ne s’y endormît. Mais sa grosse distraction était, chaque fois que le train se garait pour en laisser passer un autre, d’aller retrouver en tête Bébert qui tenait les guides. Il arrivait sournoisement, sans sa lampe, pinçait le camarade au sang, inventait des farces de mauvais singe, avec ses cheveux jaunes, ses grandes oreilles, son museau maigre, éclairé de petits yeux verts, luisants dans l’obscurité. D’une précocité maladive, il semblait avoir l’intelligence obscure et la vive adresse d’un avorton humain, qui retournait à l’animalité d’origine.
L’après-midi, Mouque amena aux galibots Bataille, dont c’était le tour de corvée ; et, comme le cheval soufflait dans un garage, Jeanlin, qui s’était glissé jusqu’à Bébert, lui demanda :
- Qu’est-ce qu’il a, ce vieux rossard, à s’arrêter court ?… Il me fera casser les jambes.
Bébert ne put répondre, il dut retenir Bataille, qui s’égayait à l’approche de l’autre train. Le cheval avait reconnu de loin, au flair, son camarade Trompette, pour lequel il s’était pris d’une grande tendresse, depuis le jour où il l’avait vu débarquer dans la fosse. On aurait dit la pitié affectueuse d’un vieux philosophe, désireux de soulager un jeune ami, en lui donnant sa résignation et sa patience ; car Trompette ne s’acclimatait pas, tirait ses berlines sans goût, restait la tête basse, aveuglé de nuit, avec le constant regret du soleil. Aussi, chaque fois que Bataille le rencontrait, allongeait-il la tête, s’ébrouant, le mouillant d’une caresse d’encouragement.
- Nom de Dieu ! jura Bébert, les voilà encore qui se sucent la peau !
Puis, lorsque Trompette fut passé, il répondit au sujet de Bataille :
- Va, il a du vice, le vieux !… Quand il s’arrête comme ça, c’est qu’il devine un embêtement, une pierre ou un trou ; et il se soigne, il ne veut rien se casser… Aujourd’hui, je ne sais ce qu’il peut avoir, là-bas, après la porte. Il la pousse et reste sur les pieds… Est-ce que tu as senti quelque chose ?
- Non, dit Jeanlin. Il y a de l’eau, j’en ai jusqu’aux genoux.
Le train repartit. Et, au voyage suivant, lorsqu’il eut ouvert la porte d’aérage d’un coup de tête, Bataille de nouveau refusa d’avancer, hennissant, tremblant. Enfin, il se décida, fila d’un trait.
Jeanlin, qui refermait la porte, était resté en arrière. Il se baissa, regarda la mare où il pataugeait ; puis, élevant sa lampe, il s’aperçut que les bois avaient fléchi, sous le suintement continu d’une source. Justement, un haveur, un nommé Berloque dit Chicot, arrivait de sa taille, pressé de revoir sa femme, qui était en couches. Lui aussi s’arrêta, examina le boisage. Et, tout d’un coup, comme le petit allait s’élancer pour rejoindre son train, un craquement formidable s’était fait entendre, l’éboulement avait englouti l’homme et l’enfant.
Il y eut un grand silence. Poussée par le vent de la chute, une poussière épaisse montait dans les voies. Et, aveuglés, étouffés, les mineurs descendaient de toutes parts, des chantiers les plus lointains, avec leurs lampes dansantes, qui éclairaient mal ce galop d’hommes noirs, au fond de ces trous de taupe. Lorsque les premiers butèrent contre l’éboulement, ils crièrent, appelèrent les camarades. Une seconde bande, venue par la taille du fond, se trouvait de l’autre côté des terres, dont la masse bouchait la galerie. Tout de suite, on constata que le toit s’était effondré sur une dizaine de mètres au plus. Le dommage n’avait rien de grave. Mais les cœurs se serrèrent, lorsqu’un râle de mort sortit des décombres.
Bébert, lâchant son train, accourait en répétant :
- Jeanlin est dessous ! Jeanlin est dessous !
Maheu, à ce moment même, déboulait de la cheminée, avec Zacharie et Étienne. Il fut pris d’une fureur de désespoir, il ne lâcha que des jurons.
- Nom de Dieu ! nom de Dieu ! nom de Dieu !
Catherine, Lydie, la Mouquette, qui avaient galopé aussi, se mirent à sangloter, à hurler d’épouvante, au milieu de l’effrayant désordre, que les ténèbres augmentaient. On voulait les faire taire, elles s’affolaient, hurlaient plus fort, à chaque râle.
Le porion Richomme était arrivé au pas de course, désolé que ni l’ingénieur Négrel, ni Dansaert ne fussent à la fosse. L’oreille collée contre les roches, il écoutait ; et il finit par dire que ces plaintes n’étaient pas des plaintes d’enfant. Un homme se trouvait là, pour sûr. À vingt reprises déjà, Maheu avait appelé Jeanlin. Pas une haleine ne soufflait. Le petit devait être broyé.
Et toujours le râle continuait, monotone. On parlait à l’agonisant, on lui demandait son nom. Le râle seul répondait.
- Dépêchons ! répétait Richomme, qui avait déjà organisé le sauvetage. On causera ensuite.
Des deux côtés, les mineurs attaquaient l’éboulement, avec la pioche et la pelle. Chaval travaillait sans une parole, à côté de Maheu et d’Étienne ; tandis que Zacharie dirigeait le transport des terres. L’heure de la sortie était venue, aucun n’avait mangé ; mais on ne s’en allait pas pour la soupe, tant que des camarades se trouvaient en péril. Cependant, on songea que le coron s’inquiéterait, s’il ne voyait rentrer personne, et l’on proposa d’y renvoyer les femmes. Ni Catherine, ni la Mouquette, ni même Lydie ne voulurent s’éloigner, clouées par le besoin de savoir, aidant aux déblais. Alors, Levaque accepta la commission d’annoncer là haut l’éboulement, un simple dommage qu’on réparait. Il était près de quatre heures, les ouvriers en moins d’une heure avaient fait la besogne d’un jour : déjà la moitié des terres auraient dû être enlevées, si de nouvelles roches n’avaient glissé du toit. Maheu s’obstinait avec une telle rage, qu’il refusait d’un geste terrible, quand un autre s’approchait pour le relayer un instant.
- Doucement ! dit enfin Richomme. Nous arrivons… Il ne faut pas les achever.
En effet, le râle devenait de plus en plus distinct. C’était ce râle continu qui guidait les travailleurs ; et, maintenant, il semblait souffler sous les pioches mêmes. Brusquement, il cessa.
Tous, silencieux, se regardèrent, frissonnants d’avoir senti passer le froid de la mort, dans les ténèbres. Ils piochaient, trempés de sueur, les muscles tendus à se rompre. Un pied fut rencontré, on enleva dès lors les terres avec les mains, on dégagea les membres un à un. La tête n’avait pas souffert. Des lampes l’éclairaient, et le nom de Chicot circula. Il était tout chaud, la colonne vertébrale cassée par une roche.
- Enveloppez-le dans une couverture, et mettez-le sur une berline, commanda le porion. Au mioche maintenant, dépêchons !
Maheu donna un dernier coup, et une ouverture se fit, on communiqua avec les hommes qui déblayaient l’éboulement, de l’autre côté. Ils crièrent, ils venaient de trouver Jeanlin évanoui, les deux jambes brisées, respirant encore. Ce fut le père qui apporta le petit dans ses bras ; et, les mâchoires serrées, il ne lâchait toujours que des nom de Dieu ! pour dire sa douleur ; tandis que Catherine et les autres femmes s’étaient remises à hurler.
On forma vivement le cortège. Bébert avait ramené Bataille, qu’on attela aux deux berlines : dans la première, gisait le cadavre de Chicot, maintenu par Étienne ; dans la seconde, Maheu s’était assis, portant sur les genoux Jeanlin sans connaissance, couvert d’un lambeau de laine, arraché à une porte d’aérage. Et l’on partit, au pas. Sur chaque berline, une lampe mettait une étoile rouge. Puis, derrière, suivait la queue des mineurs, une cinquantaine d’ombres à la file. Maintenant, la fatigue les écrasait, ils traînaient les pieds, glissaient dans la boue, avec le deuil morne d’un troupeau frappé d’épidémie. Il fallut près d’une demi-heure pour arriver à l’accrochage. Ce convoi sous la terre, au milieu des épaisses ténèbres, n’en finissait plus, le long des galeries qui bifurquaient, tournaient, se déroulaient.
À l’accrochage, Richomme, venu en avant, avait donné l’ordre qu’une cage vide fût réservée. Pierron emballa tout de suite les deux berlines. Dans l’une, Maheu resta avec son petit blessé sur les genoux, pendant que, dans l’autre, Étienne devait garder, entre ses bras, le cadavre de Chicot, pour qu’il pût tenir. Lorsque les ouvriers se furent entassés aux autres étages, la cage monta. On mit deux minutes. La pluie du cuvelage tombait très froide, les hommes regardaient en l’air, impatients de revoir le jour.
Heureusement, un galibot, envoyé chez le docteur Vanderhaghen, l’avait trouvé et le ramenait. Jeanlin et le mort furent portés dans la chambre des porions, où, d’un bout de l’année à l’autre, brûlait un grand feu. On rangea les seaux d’eau chaude, tout prêts pour le lavage des pieds ; et, après avoir étalé deux matelas sur les dalles, on y coucha l’homme et l’enfant. Seuls, Maheu et Étienne entrèrent. Dehors, des herscheuses, des mineurs, des galopins accourus faisaient un groupe, causaient à voix basse.
Dès que le médecin eut donné un coup d’œil à Chicot, il murmura :
- Fichu !… Vous pouvez le laver.
Deux surveillants déshabillèrent, puis lavèrent à l’éponge ce cadavre noir de charbon, sale encore de la sueur du travail.
- La tête n’a rien, avait repris le docteur, agenouillé sur le matelas de Jeanlin. La poitrine non plus… Ah ! ce sont les jambes qui ont étrenné.
Lui-même déshabillait l’enfant, dénouait le béguin, ôtait la veste, tirait les culottes et la chemise, avec une adresse de nourrice. Et le pauvre petit corps apparut, d’une maigreur d’insecte, souillé de poussière noire, de terre jaune, que marbraient des taches sanglantes. On ne distinguait rien, on dut le laver aussi. Alors, il sembla maigrir encore sous l’éponge, la chair si blême, si transparente, qu’on voyait les os. C’était une pitié, cette dégénérescence dernière d’une race de misérables, ce rien du tout souffrant, à demi broyé par l’écrasement des roches. Quand il fut propre, on aperçut les meurtrissures des cuisses, deux taches rouges sur la peau blanche.
Jeanlin, tiré de son évanouissement, eut une plainte. Debout au pied du matelas, les mains ballantes, Maheu le regardait ; et de grosses larmes roulèrent de ses yeux.
- Hein ? c’est toi qui es le père ? dit le docteur en levant la tête. Ne pleure donc pas, tu vois bien qu’il n’est pas mort… Aide-moi plutôt.
Il constata deux ruptures simples. Mais la jambe droite lui donnait des inquiétudes : sans doute il faudrait la couper.
À ce moment, l’ingénieur Négrel et Dansaert, prévenus enfin, arrivèrent avec Richomme. Le premier écoutait le récit du porion, d’un air exaspéré. Il éclata : toujours ces maudits boisages ! n’avait-il pas répété cent fois qu’on y laisserait des hommes ! et ces brutes-là qui parlaient de se mettre en grève, si on les forçait à boiser plus solidement ! Le pis était que la Compagnie, maintenant, paierait les pots cassés. M. Hennebeau allait être content !
- Qui est-ce ? demanda-t-il à Dansaert, silencieux devant le cadavre, qu’on était en train d’envelopper dans un drap.
- Chicot, un de nos bons ouvriers, répondit le maître-porion. Il a trois enfants… Pauvre bougre !
Le docteur Vanderhaghen demanda le transport immédiat de Jeanlin chez ses parents. Six heures sonnaient, le crépuscule tombait déjà, on ferait bien de transporter aussi le cadavre ; et l’ingénieur donna des ordres pour qu’on attelât le fourgon et qu’on apportât un brancard. L’enfant blessé fut mis sur le brancard, pendant qu’on emballait dans le fourgon le matelas et le mort.
À la porte, des herscheuses stationnaient toujours, causant avec des mineurs qui s’attardaient, pour voir. Lorsque la chambre des porions se rouvrit, un silence régna dans le groupe. Et il se forma un nouveau cortège, le fourgon devant, le brancard derrière, puis la queue du monde. On quitta le carreau de la mine, on monta lentement la route en pente du coron. Les premiers froids de novembre avaient dénudé l’immense plaine, une nuit lente l’ensevelissait, comme un linceul tombé du ciel livide.
Étienne, alors, conseilla tout bas à Maheu d’envoyer Catherine prévenir la Maheude, pour amortir le coup. Le père, qui suivait le brancard, l’air assommé, consentit d’un signe ; et la jeune fille partit en courant, car on arrivait. Mais déjà le fourgon, cette boîte sombre bien connue, était signalé. Des femmes sortaient follement sur les trottoirs, trois ou quatre galopaient d’angoisse, sans bonnet. Bientôt, elles furent trente, puis cinquante, toutes étranglées de la même terreur. Il y avait donc un mort ? qui était-ce ? L’histoire racontée par Levaque, après les avoir rassurées toutes, les jetait maintenant à une exagération de cauchemar : ce n’était plus un homme, c’étaient dix qui avaient péri, et que le fourgon allait ramener ainsi, un à un.
Catherine avait trouvé sa mère agitée d’un pressentiment ; et, dès les premiers mots balbutiés, celle-ci cria :
- Le père est mort !
Vainement, la jeune fille protestait, parlait de Jeanlin. Sans entendre, la Maheude s’était élancée. Et, en voyant le fourgon qui débouchait devant l’église, elle avait défailli, toute pâle. Sur les portes, des femmes, muettes de saisissement, allongeaient le cou, tandis que d’autres suivaient, tremblantes à l’idée de savoir devant quelle maison s’arrêterait le cortège.
La voiture passa ; et, derrière, la Maheude aperçut Maheu qui accompagnait le brancard. Alors, quand on eut posé ce brancard à sa porte, quand elle vit Jeanlin vivant, avec ses jambes cassées, il y eut en elle une si brusque réaction, qu’elle étouffa de colère, bégayant sans larmes :
- C’est tout ça ! On nous estropie les petits, maintenant !… Les deux jambes, mon Dieu ! Qu’est-ce qu’on veut que j’en fasse ?
- Tais-toi donc ! dit le docteur Vanderhaghen, qui avait suivi pour panser Jeanlin. Aimerais-tu mieux qu’il fût resté là-bas ?
Mais la Maheude s’emportait davantage, au milieu des larmes d’Alzire, de Lénore et d’Henri. Tout en aidant à monter le blessé et en donnant au docteur ce dont il avait besoin, elle injuriait le sort, elle demandait où l’on voulait qu’elle trouvât de l’argent pour nourrir des infirmes. Le vieux ne suffisait donc pas, voilà que le gamin, lui aussi, perdait les pieds ! Et elle ne cessait point, pendant que d’autres cris, des lamentations déchirantes, sortaient d’une maison voisine : c’étaient la femme et les enfants de Chicot qui pleuraient sur le corps. Il faisait nuit noire, les mineurs exténués mangeaient enfin leur soupe, dans le coron tombé à un morne silence, traversé seulement de ces grands cris.
Trois semaines se passèrent. On avait pu éviter l’amputation, Jeanlin conserverait ses deux jambes, mais il resterait boiteux. Après une enquête, la Compagnie s’était résignée à donner un secours de cinquante francs. En outre, elle avait promis de chercher pour le petit infirme, dès qu’il serait rétabli, un emploi au jour. Ce n’en était pas moins une aggravation de misère, car le père avait reçu une telle secousse, qu’il en fut malade d’une grosse fièvre.
Depuis le jeudi, Maheu retournait à la fosse, et l’on était au dimanche. Le soir, Étienne causa de la date prochaine du 1er décembre, préoccupé de savoir si la Compagnie exécuterait sa menace. On veilla jusqu’à dix heures, en attendant Catherine, qui devait s’attarder avec Chaval. Mais elle ne rentra pas. La Maheude ferma furieusement la porte au verrou, sans une parole. Étienne fut long à s’endormir, inquiet de ce lit vide, où Alzire tenait si peu de place.
Le lendemain, toujours personne ; et, l’après-midi seulement, au retour de la fosse, les Maheu apprirent que Chaval gardait Catherine. Il lui faisait des scènes si abominables qu’elle s’était décidée à se mettre avec lui. Pour éviter les reproches, il avait quitté brusquement le Voreux, il venait d’être embauché à Jean-Bart, le puits de M. Deneulin, où elle le suivait comme herscheuse. Du reste, le nouveau ménage continuait à habiter Montsou, chez Piquette.
Maheu, d’abord, parla d’aller gifler l’homme et de ramener sa fille coups de pied dans le derrière. Puis, il eut un geste résigné : à quoi bon ? ça tournait toujours comme ça, on n’empêchait pas les filles de se coller quand elles en avaient l’envie. Il valait mieux attendre tranquillement le mariage. Mais la Maheude ne prenait pas si bien les choses.
- Est-ce que je l’ai battue, quand elle a eu ce Chaval ? criait-elle à Étienne, qui l’écoutait, silencieux, très pâle. Voyons, répondez ! vous qui êtes un homme raisonnable… Nous l’avons laissée libre, n’est-ce pas ? parce que, mon Dieu ! toutes passent par là. Ainsi, moi, j’étais grosse, quand le père m’a épousée. Mais je n’ai pas filé de chez mes parents, jamais je n’aurais fait la saleté de porter avant l’âge l’argent de mes journées à un homme qui n’en avait pas besoin… Ah ! c’est dégoûtant, voyez-vous ! On en arrivera à ne plus faire d’enfant.
Et, comme Étienne ne répondait toujours que par des hochements de tête, elle insista.
- Une fille qui allait tous les soirs où elle voulait ! Qu’a-t-elle donc dans la peau ? Ne pas pouvoir attendre que je la marie, après qu’elle nous aurait aidés à sortir du pétrin ! Hein ? c’était naturel, on a une fille pour qu’elle travaille… Mais voilà, nous avons été trop bons, nous n’aurions pas dû lui permettre de se distraire avec un homme. On leur en accorde un bout, et elles en prennent long comme ça.
Alzire approuvait de la tête. Lénore et Henri, saisis de cet orage, pleuraient tout bas, tandis que la mère, maintenant, énumérait leurs malheurs : d’abord, Zacharie qu’il avait fallu marier ; puis, le vieux Bonnemort qui était là, sur sa chaise, avec ses pieds tordus ; puis, Jeanlin qui ne pourrait quitter la chambre avant dix jours, les os mal recollés ; et, enfin, le dernier coup, cette garce de Catherine partie avec un homme ! Toute la famille se cassait. Il ne restait que le père à la fosse. Comment vivre, sept personnes, sans compter Estelle, sur les trois francs du père ? Autant se jeter en chœur dans le canal.
- Ça n’avance à rien que tu te ronges, dit Maheu d’une voix sourde. Nous ne sommes pas au bout peut-être.
Étienne, qui regardait fixement les dalles, leva la tête et murmura, les yeux perdus dans une vision d’avenir :
- Ah ! il est temps, il est temps !