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Lyrify.me

Germinal: Partie 3 chapitre 4 by mile Zola Lyrics

Genre: misc | Year: 1885

- Écoute, dit la Maheude à son homme, puisque tu vas à Montsou pour la paie, rapporte-moi donc une livre de café et un kilo de sucre.
Il recousait un de ses souliers, afin d’épargner le raccommodage.
- Bon ! murmura-t-il, sans lâcher sa besogne.
- Je te chargerais bien de passer aussi chez le boucher… Un morceau de veau, hein ? il y a si longtemps qu’on n’en a pas vu.
Cette fois, il leva la tête.
- Tu crois donc que j’ai à toucher des mille et des cents… La quinzaine est trop maigre, avec leur sacrée idée d’arrêter constamment le travail.
Tous deux se turent. C’était après le déjeuner, un samedi de la fin d’octobre. La Compagnie, sous le prétexte du dérangement causé par la paie, avait encore, ce jour-là, suspendu l’extraction, dans toutes ses fosses. Saisie de panique devant la crise industrielle qui s’aggravait, ne voulant pas augmenter son stock déjà lourd, elle profitait des moindres prétextes pour forcer ses dix mille ouvriers au chômage.
- Tu sais qu’Étienne t’attend chez Rasseneur, reprit la Maheude. Emmène-le, il sera plus malin que toi pour se débrouiller, si l’on ne vous comptait pas vos heures.
Maheu approuva de la tête.
- Et cause donc à ces messieurs de l’affaire de ton père. Le médecin s’entend avec la Direction… N’est-ce pas ? vieux, que le médecin se trompe, que vous pouvez encore travailler ?
Depuis dix jours, le père Bonnemort, les pattes engourdies comme il disait, restait cloué sur une chaise. Elle dut répéter sa question, et il grogna :
- Bien sûr que je travaillerai. On n’est pas fini parce qu’on a mal aux jambes. Tout ça, c’est des histoires qu’ils inventent pour ne pas me donner la pension de cent quatre-vingts francs.
La Maheude songeait aux quarante sous du vieux, qu’il ne lui rapporterait peut-être jamais plus, et elle eut un cri d’angoisse.
- Mon Dieu ! nous serons bientôt tous morts, si ça continue.
- Quand on est mort, dit Maheu, on n’a plus faim.
Il ajouta des clous à ses souliers et se décida à partir. Le coron des Deux-Cent-Quarante ne devait être payé que vers quatre heures. Aussi les hommes ne se pressaient-il pas, s’attardant, filant un à un, poursuivis par les femmes qui les suppliaient de revenir tout de suite. Beaucoup leur donnaient des commissions, pour les empêcher de s’oublier dans les estaminets.
Chez Rasseneur, Étienne était venu aux nouvelles. Des bruits inquiétants couraient, on disait la Compagnie de plus en plus mécontente des boisages. Elle accablait les ouvriers d’amendes, un conflit paraissait fatal. Du reste, ce n’était là que la querelle avouée, il y avait dessous toute une complication, des causes secrètes et graves.
Justement, lorsque Étienne arriva, un camarade qui buvait une chope, au retour de Montsou, racontait qu’une affiche était collée chez le caissier ; mais il ne savait pas bien ce qu’on lisait sur cette affiche. Un second entra, puis un troisième ; et chacun apportait une histoire différente. Il semblait certain, cependant, que la Compagnie avait pris une résolution.
- Qu’est-ce que tu en dis, toi ? demanda Étienne, en s’asseyant près de Souvarine, à une table, où, pour unique consommation, se trouvait un paquet de tabac.
Le machineur ne se pressa point, acheva de rouler une cigarette.
- Je dis que c’était facile à prévoir. Ils vont vous pousser à bout.
Lui seul avait l’intelligence assez déliée pour analyser la situation. Il l’expliquait de son air tranquille. La Compagnie, atteinte par la crise, était bien forcée de réduire ses frais, si elle ne voulait pas succomber ; et, naturellement, ce seraient les ouvriers qui devraient se serrer le ventre, elle rognerait leurs salaires, en inventant un prétexte quelconque. Depuis deux mois la houille restait sur le carreau de ses fosses, presque toutes les usines chômaient. Comme elle n’osait chômer aussi, effrayée devant l’inaction ruineuse du matériel, elle rêvait un moyen terme, peut-être une grève, d’où son peuple de mineurs sortirait dompté et moins payé. Enfin, la nouvelle caisse de prévoyance l’inquiétait, devenait une menace pour l’avenir, tandis qu’une grève l’en débarrasserait, en la vidant, lorsqu’elle était peu garnie encore.
Rasseneur s’était assis près d’Étienne, et tous deux écoutaient d’un air consterné. On pouvait causer à voix haute, il n’y avait plus là que madame Rasseneur, assise au comptoir.
- Quelle idée ! murmura le cabaretier. Pourquoi tout ça ? La Compagnie n’a aucun intérêt à une grève, et les ouvriers non plus. Le mieux est de s’entendre.
C’était fort sage. Il se montrait toujours pour les revendications raisonnables. Même, depuis la rapide popularité de son ancien locataire, il outrait ce système du progrès possible, disant qu’on n’obtenait rien, lorsqu’on voulait tout avoir d’un coup. Dans sa bonhomie d’homme gras, nourri de bière, montait une jalousie secrète, aggravée par la désertion de son débit, où les ouvriers du Voreux entraient moins boire et l’écouter ; et il en arrivait ainsi parfois à défendre la Compagnie, oubliant sa rancune d’ancien mineur congédié.
- Alors, tu es contre la grève ? cria madame Rasseneur, sans quitter le comptoir.
Et, comme il répondait oui, énergiquement, elle le fit taire.
- Tiens ! tu n’as pas de cœur, laisse parler ces messieurs !
Étienne songeait, les yeux sur la chope qu’elle lui avait servie. Enfin, il leva la tête.
- C’est bien possible, tout ce que le camarade raconte, et il faudra nous y résoudre, à cette grève, si l’on nous y force… Pluchart, justement, m’a écrit là-dessus des choses très justes. Lui aussi est contre la grève, car l’ouvrier en souffre autant que le patron, sans arriver à rien de décisif. Seulement, il voit là une occasion excellente pour déterminer nos hommes à entrer dans sa grande machine… D’ailleurs, voici sa lettre.
En effet, Pluchart, désolé des méfiances que l’Internationale rencontrait chez les mineurs de Montsou, espérait les voir adhérer en masse, si un conflit les obligeait à lutter contre la Compagnie. Malgré ses efforts, Étienne n’avait pu placer une seule carte de membre, donnant du reste le meilleur de son influence à sa caisse de secours, beaucoup mieux accueillie. Mais cette caisse était encore si pauvre, qu’elle devait être vite épuisée, comme le disait Souvarine ; et, fatalement, les grévistes se jetteraient alors dans l’Association des travailleurs, pour que leurs frères de tous les pays leur vinssent en aide.
- Combien avez-vous en caisse ? demanda Rasseneur.
- À peine trois mille francs, répondit Étienne. Et vous savez que la Direction m’a fait appeler avant-hier. Oh ! ils sont très polis, ils m’ont répété qu’ils n’empêchaient pas leurs ouvriers de créer un fonds de réserve. Mais j’ai bien compris qu’ils en voulaient le contrôle… De toute manière, nous aurons une bataille de ce côté-là.
Le cabaretier s’était mis à marcher, en sifflant d’un air dédaigneux. Trois mille francs ! qu’est-ce que vous voulez qu’on fiche avec ça ? Il n’y aurait pas six jours de pain, et si l’on comptait sur des étrangers, des gens qui habitaient l’Angleterre, on pouvait tout de suite se coucher et avaler sa langue. Non, c’était trop bête, cette grève !
Alors, pour la première fois, des paroles aigres furent échangées entre ces deux hommes, qui, d’ordinaire, finissaient par s’entendre, dans leur haine commune du capital.
- Voyons, et toi, qu’en dis-tu ? répéta Étienne, en se tournant vers Souvarine.
Celui-ci répondit par un mot de mépris habituel.
- Les grèves ? des bêtises !
Puis, au milieu du silence fâché qui s’était fait, il ajouta doucement :
- En somme, je ne dis pas non, si ça vous amuse : ça ruine les uns, ça tue les autres, et c’est toujours autant de nettoyé… Seulement, de ce train-là, on mettrait bien mille ans pour renouveler le monde. Commencez donc par me faire sauter ce bagne où vous crevez tous !
De sa main fine, il désignait le Voreux, dont on apercevait les bâtiments par la porte restée ouverte. Mais un drame imprévu l’interrompit : Pologne, la grosse lapine familière, qui s’était hasardée dehors, rentrait d’un bond, fuyant sous les pierres d’une bande de galibots ; et, dans son effarement, les oreilles rabattues, la queue retroussée, elle vint se réfugier contre ses jambes, l’implorant, le grattant, pour qu’il la prît. Quand il l’eût couchée sur ses genoux, il l’abrita de ses deux mains, il tomba dans cette sorte de somnolence rêveuse, où le plongeait la caresse de ce poil doux et tiède.
Presque aussitôt, Maheu entra. Il ne voulut rien boire, malgré l’insistance polie de madame Rasseneur, qui vendait sa bière comme si elle l’eût offerte. Étienne s’était levé, et tous deux partirent pour Montsou.
Les jours de paie aux Chantiers de la Compagnie, Montsou semblait en fête, comme par les beaux dimanches de ducasse. De tous les corons arrivait une cohue de mineurs. Le bureau du caissier étant très petit, ils préféraient attendre à la porte, ils stationnaient par groupes sur le pavé, barraient la route d’une queue de monde renouvelée sans cesse. Des camelots profitaient de l’occasion, s’installaient avec leurs bazars roulants, étalaient jusqu’à de la faïence et de la charcuterie. Mais c’étaient surtout les estaminets et les débits qui faisaient une bonne recette, car les mineurs, avant d’être payés, allaient prendre patience devant les comptoirs, puis y retournaient arroser leur paie, dès qu’ils l’avaient en poche. Encore se montraient-ils très sages, lorsqu’ils ne l’achevaient pas au Volcan.
À mesure que Maheu et Étienne avancèrent au milieu des groupes, ils sentirent, ce jour-là, monter une exaspération sourde. Ce n’était pas l’ordinaire insouciance de l’argent touché et écorné dans les cabarets. Des poings se serraient, des mots violents couraient de bouche en bouche.
- C’est vrai, alors ? demanda Maheu à Chaval, qu’il rencontra devant l’estaminet Piquette, ils ont fait la saleté ?
Mais Chaval se contenta de répondre par un grognement furieux, en jetant un regard oblique sur Étienne. Depuis le renouvellement du marchandage, il s’était embauché avec d’autres, mordu peu à peu d’envie contre le camarade, ce dernier venu qui se posait en maître, et dont tout le coron, disait-il, léchait les bottes. Cela se compliquait d’une querelle d’amoureux, il n’emmenait plus Catherine à Réquillart ou derrière le terri, sans l’accuser, en termes abominables, de coucher avec le logeur de sa mère ; puis, il la tuait de caresses, repris pour elle d’un sauvage désir.
Maheu lui adressa une autre question.
- Est-ce que le Voreux passe ?
Et comme il tournait le dos, après avoir dit oui, d’un signe de tête, les deux hommes se décidèrent à entrer aux Chantiers.
La caisse était une petite pièce rectangulaire, séparée en deux par un grillage. Sur les bancs, le long des murs, cinq ou six mineurs attendaient ; tandis que le caissier, aidé d’un commis, en payait un autre, debout devant le guichet, sa casquette à la main. Au-dessus du banc de gauche, une affiche jaune se trouvait collée, toute fraîche dans le gris enfumé des plâtres ; et c’était là que, depuis le matin, défilaient continuellement des hommes. Ils entraient par deux ou par trois, restaient plantés, puis s’en allaient sans un mot, avec une secousse des épaules, comme si on leur eût cassé l’échine.
Il y avait justement deux charbonniers devant l’affiche, un jeune à tête carrée de brute, un vieux très maigre, la face hébétée par l’âge. Ni l’un ni l’autre ne savait lire, le jeune épelait en remuant les lèvres, le vieux se contentait de regarder stupidement. Beaucoup entraient ainsi, pour voir, sans comprendre.
- Lis-nous donc ça, dit à son compagnon Maheu, qui n’était pas fort non plus sur la lecture.
Alors, Étienne se mit à lire l’affiche. C’était un avis de la Compagnie aux mineurs de toutes les fosses. Elle les avertissait que, devant le peu de soin apporté au boisage, lasse d’infliger des amendes inutiles, elle avait pris la résolution d’appliquer un nouveau mode de paiement, pour l’abattage de la houille. Désormais, elle paierait le boisage à part, au mètre cube de bois descendu et employé, en se basant sur la quantité nécessaire à un bon travail. Le prix de la berline de charbon abattu serait naturellement baissé, dans une proportion de cinquante centimes à quarante, suivant d’ailleurs la nature et l’éloignement des tailles. Et un calcul assez obscur tâchait d’établir que cette diminution de dix centimes se trouverait exactement compensée par le prix du boisage. Du reste, la Compagnie ajoutait que, voulant laisser à chacun le temps de se convaincre des avantage présentés par ce nouveau mode, elle comptait seulement l’appliquer à partir du lundi, 1er décembre.
- Si vous lisiez moins haut, là-bas ! cria le caissier. On ne s’entend plus.
Étienne acheva sa lecture, sans tenir compte de l’observation. Sa voix tremblait, et quand il eut fini, tous continuèrent à regarder fixement l’affiche. Le vieux mineur et le jeune avaient l’air d’attendre encore ; puis, ils partirent, les épaules cassées.
- Nom de Dieu ! murmura Maheu.
Lui et son compagnon s’étaient assis. Absorbés, la tête basse, tandis que le défilé continuait en face du papier jaune, ils calculaient. Est-ce qu’on se fichait d’eux ! jamais ils ne rattraperaient, avec le boisage, les dix centimes diminués sur la berline. Au plus toucheraient-ils huit centimes, et c’était deux centimes que leur volait la Compagnie, sans compter le temps qu’un travail soigné leur prendrait. Voilà donc où elle voulait en venir, à cette baisse de salaire déguisée ! Elle réalisait des économies dans la poche de ses mineurs.
- Nom de Dieu de nom de Dieu ! répéta Maheu en relevant la tête. Nous sommes des jeans-foutre, si nous acceptons ça !
Mais le guichet se trouvait libre, il s’approcha pour être payé. Les chefs de marchandage se présentaient seuls à la caisse, puis répartissaient l’argent entre leurs hommes, ce qui gagnait du temps.
- Maheu et consorts, dit le commis, veine Filonnière, taille numéro sept.
Il cherchait sur les listes, que l’on dressait en dépouillant les livrets, où les porions, chaque jour et par chantier, relevaient le nombre des berlines extraites. Puis, il répéta :
- Maheu et consorts, veine Filonnière, taille numéro sept… Cent trente-cinq francs.
Le caissier paya.
- Pardon, Monsieur, balbutia le haveur saisi, êtes-vous sûr de ne pas vous tromper ?
Il regardait ce peu d’argent, sans le ramasser, glacé d’un petit frisson qui lui coulait au cœur. Certes, il s’attendait à une paie mauvaise, mais elle ne pouvait se réduire à si peu, ou il devait avoir mal compté. Lorsqu’il aurait remis leur part à Zacharie, à Étienne et à l’autre camarade qui remplaçait Chaval, il lui resterait au plus cinquante francs pour lui, son père, Catherine et Jeanlin.
- Non, non je ne me trompe pas, reprit l’employé. Il faut enlever deux dimanches et quatre jours de chômage : donc, ça vous fait neuf jours de travail.
Maheu suivait ce calcul, additionnait tout bas : neuf jours donnaient à lui environ trente francs, dix-huit à Catherine, neuf à Jeanlin. Quant au père Bonnemort, il n’avait que trois journées. N’importe, en ajoutant les quatre-vingt-dix francs de Zacharie et des deux camarades, ça faisait sûrement davantage.
- Et n’oubliez pas les amendes, acheva le commis. Vingt francs d’amendes pour boisages défectueux.
Le haveur eut un geste désespéré. Vingt francs d’amendes, quatre journées de chômage ! Alors, le compte y était. Dire qu’il avait rapporté jusqu’à des quinzaines de cent cinquante francs, lorsque le père Bonnemort travaillait et que Zacharie n’était pas encore en ménage !
- À la fin le prenez-vous ? cria le caissier impatienté. Vous voyez bien qu’un autre attend… Si vous n’en voulez pas, dites-le.
Comme Maheu se décidait à ramasser l’argent de sa grosse main tremblante, l’employé le retint.
- Attendez, j’ai là votre nom. Toussaint Maheu, n’est-ce pas ?… Monsieur le secrétaire général désire vous parler. Entrez, il est seul.
Étourdi, l’ouvrier se trouva dans un cabinet, meublé de vieil acajou, tendu de reps vert déteint. Et il écouta pendant cinq minutes le secrétaire général, un grand monsieur blême, qui lui parlait par dessus les papiers de son bureau, sans se lever. Mais le bourdonnement de ses oreilles l’empêchait d’entendre. Il comprit vaguement qu’il était question de son père, dont la retraite allait être mise à l’étude, pour la pension de cent cinquante francs, cinquante ans d’âge et quarante années de service. Puis, il lui sembla que la voix du secrétaire devenait plus dure. C’était une réprimande, on l’accusait de s’occuper de politique, une allusion fut faite à son logeur et à la caisse de prévoyance ; enfin, on lui conseillait de ne pas se compromettre dans ces folies, lui qui était un des meilleurs ouvriers de la fosse. Il voulut protester, ne put prononcer que des mots sans suite, tordit sa casquette entre ses doigts fébriles, et se retira, en bégayant :
- Certainement, monsieur le secrétaire… J’assure à monsieur le secrétaire…
Dehors, quand il eut retrouvé Étienne qui l’attendait, il éclata.
- Je suis un jean-foutre, j’aurais dû répondre !… Pas de quoi manger du pain, et des sottises encore ! Oui, c’est contre toi qu’il en a, il m’a dit que le coron était empoisonné… Et quoi faire ? nom de Dieu ! plier l’échine, dire merci. Il a raison, c’est le plus sage.
Maheu se tut, travaillé à la fois de colère et de crainte. Étienne songeait d’un air sombre. De nouveau, ils traversèrent les groupes qui barraient la rue. L’exaspération croissait, une exaspération de peuple calme, un murmure grondant d’orage, sans violence de gestes, terrible au-dessus de cette masse lourde. Quelques têtes sachant compter avaient fait le calcul, et les deux centimes gagnés par la Compagnie sur les bois, circulaient, exaltaient les crânes les plus durs. Mais c’était surtout l’enragement de cette paie désastreuse, la révolte de la faim, contre le chômage et les amendes. Déjà on ne mangeait plus, qu’allait-on devenir, si l’on baissait encore les salaires ? Dans les estaminets, on se fâchait tout haut, la colère séchait tellement les gosiers, que le peu d’argent touché restait sur les comptoirs.
De Montsou au coron, Étienne et Maheu n’échangèrent pas une parole. Lorsque ce dernier entra, la Maheude, qui était seule avec les enfants, remarqua tout de suite qu’il avait les mains vides.
- Eh bien, tu es gentil ! dit-elle. Et mon café, et mon sucre, et la viande ? Un morceau de veau ne t’aurait pas ruiné.
Il ne répondait point, étranglé d’une émotion qu’il renfonçait. Puis, dans ce visage épais d’homme durci aux travaux des mines, il y eut un gonflement de désespoir, et de grosses larmes crevèrent des yeux, tombèrent en pluie chaude. Il s’était abattu sur une chaise, il pleurait comme un enfant, en jetant les cinquante francs sur la table.
- Tiens ! bégaya-t-il, voilà ce que je te rapporte… C’est notre travail à tous.
La Maheude regarda Étienne, le vit muet et accablé. Alors, elle pleura aussi. Comment faire vivre neuf personnes, avec cinquante francs pour quinze jours ? Son aîné les avait quittés, le vieux ne pouvait plus remuer les jambes : c’était la mort bientôt. Alzire se jeta au cou de sa mère, bouleversée de l’entendre pleurer. Estelle hurlait, Lénore et Henri sanglotaient.
Et, du coron entier, monta bientôt le même cri de misère. Les hommes étaient rentrés, chaque ménage se lamentait devant le désastre de cette paie mauvaise. Des portes se rouvrirent, des femmes parurent, criant au dehors, comme si leurs plaintes n’eussent pu tenir sous les plafonds des maisons closes. Une pluie fine tombait, mais elles ne la sentaient pas, elles s’appelaient sur les trottoirs, elles se montraient, dans le creux de leur main, l’argent touché.
- Regardez ! ils lui ont donné ça, n’est-ce pas se foutre du monde ?
- Moi, voyez ! je n’ai seulement pas de quoi payer le pain de la quinzaine
- Et moi donc ! comptez un peu, il me faudra encore vendre mes chemises.
La Maheude était sortie comme les autres. Un groupe se forma autour de la Levaque, qui criait le plus fort ; car son soûlard de mari n’avait pas même reparu, elle devinait que, grosse ou petite, la paie allait se fondre au Volcan. Philomène guettait Maheu, pour que Zacharie n’entamât point la monnaie. Et il n’y avait que la Pierronne qui semblât assez calme, ce cafard de Pierron s’arrangeant toujours, on ne savait comment, de manière à avoir, sur le livret du porion, plus d’heures que les camarades. Mais la Brûlé trouvait ça lâche de la part de son gendre, elle était avec celles qui s’emportaient, maigre et droite au milieu du groupe, le poing tendu vers Montsou.
- Dire, cria-t-elle sans nommer les Hennebeau, que j’ai vu, ce matin, leur bonne passer en calèche !… Oui, la cuisinière dans la calèche à deux chevaux, allant à Marchiennes pour avoir du poisson, bien sûr !
Une clameur monta, les violences recommencèrent. Cette bonne en tablier blanc, menée au marché de la ville voisine dans la voiture des maîtres, soulevait une indignation. Lorsque les ouvriers crevaient de faim, il leur fallait donc du poisson quand même ? Ils n’en mangeraient peut-être pas toujours, du poisson : le tour du pauvre monde viendrait. Et les idées semées par Étienne poussaient, s’élargissaient dans ce cri de révolte. C’était l’impatience devant l’âge d’or promis, la hâte d’avoir sa part du bonheur, au-delà de cet horizon de misère, fermé comme une tombe. L’injustice devenait trop grande, ils finiraient par exiger leur droit, puisqu’on leur retirait le pain de la bouche. Les femmes surtout auraient voulu entrer d’assaut, tout de suite, dans cette cité idéale du progrès, où il n’y aurait plus de misérables. Il faisait presque nuit, et la pluie redoublait, quelles emplissaient encore le coron de leurs larmes, au milieu de la débandade glapissante des enfants.
Le soir, à l’Avantage, la grève fut décidée. Rasseneur ne la combattait plus, et Souvarine l’acceptait comme un premier pas. D’un mot, Étienne résuma la situation : si elle voulait décidément la grève, la Compagnie aurait la grève.