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Lyrify.me

Germinal: Partie 1 chapitre 4 by mile Zola Lyrics

Genre: misc | Year: 1885

Les quatre haveurs venaient de s’allonger les uns au-dessus des autres, sur toute la montée du front de taille. Séparés par les planches à crochets qui retenaient le charbon abattu, ils occupaient chacun quatre mètres environ de la veine ; et cette veine était si mince, épaisse à peine en cet endroit de cinquante centimètres, qu’ils se trouvaient là comme aplatis entre le toit et le mur, se traînant des genoux et des coudes, ne pouvant se retourner sans se meurtrir les épaules. Ils devaient, pour attaquer la houille, rester couchés sur le flanc, le cou tordu, les bras levés et brandissant de biais la rivelaine, le pic à manche court.
En bas, il y avait d’abord Zacharie ; Levaque et Chaval s’étageaient au-dessus ; et, tout en haut enfin, était Maheu. Chacun havait le lit de schiste, qu’il creusait à coups de rivelaine ; puis, il pratiquait deux entailles verticales dans la couche, et il détachait le bloc, en enfonçant un coin de fer, à la partie supérieure. La houille était grasse, le bloc se brisait, roulait en morceaux le long du ventre et des cuisses. Quand ces morceaux, retenus par la planche, s’étaient amassés sous eux, les haveurs disparaissaient, murés dans l’étroite fente.
C’était Maheu qui souffrait le plus. En haut, la température montait jusqu’à trente-cinq degrés, l’air ne circulait pas, l’étouffement à la longue devenait mortel. Il avait dû, pour voir clair, fixer sa lampe à un clou, près de sa tête ; et cette lampe, qui chauffait son crâne, achevait de lui brûler le sang. Mais son supplice s’aggravait surtout de l’humidité. La roche, au-dessus de lui, à quelques centimètres de son visage, ruisselait d’eau, de grosses gouttes continues et rapides, tombant sur une sorte de rythme entêté, toujours à la même place. Il avait beau tordre le cou, renverser la nuque : elles battaient sa face, s’écrasaient, claquaient sans relâche. Au bout d’un quart d’heure, il était trempé, couvert de sueur lui-même, fumant d’une chaude buée de lessive. Ce matin-là, une goutte, s’acharnant dans son œil, le faisait jurer. Il ne voulait pas lâcher son havage, il donnait de grands coups, qui le secouaient violemment entre les deux roches, ainsi qu’un puceron pris entre deux feuillets d’un livre, sous la menace d’un aplatissement complet.
Pas une parole n’était échangée. Ils tapaient tous, on n’entendait que ces coups irréguliers, voilés et comme lointains. Les bruits prenaient une sonorité rauque, sans un écho dans l’air mort. Et il semblait que les ténèbres fussent d’un noir inconnu, épaissi par les poussières volantes du charbon, alourdi par des gaz qui pesaient sur les yeux. Les mèches des lampes, sous leurs chapeaux de toile métallique, n’y mettaient que des points rougeâtres. On ne distinguait rien, la taille s’ouvrait, montait ainsi qu’une large cheminée, plate et oblique, où la suie de dix hivers aurait amassé une nuit profonde. Des formes spectrales s’y agitaient, les lueurs perdues laissaient entrevoir une rondeur de hanche, un bras noueux, une tête violente, barbouillée comme pour un crime. Parfois, en se détachant, luisaient des blocs de houille, des pans et des arêtes, brusquement allumés d’un reflet de cristal. Puis, tout retombait au noir, les rivelaines tapaient à grands coups sourds, il n’y avait plus que le halétement des poitrines, le grognement de gêne et de fatigue, sous la pesanteur de l’air et la pluie des sources.
Zacharie, les bras mous d’une noce de la veille, lâcha vite la besogne en prétextant la nécessité de boiser, ce qui lui permettait de s’oublier à siffler doucement, les yeux vagues dans l’ombre. Derrière les haveurs, près de trois mètres de la veine restaient vides, sans qu’ils eussent encore pris la précaution de soutenir la roche, insoucieux du danger et avares de leur temps.
- Eh ! l’aristo ! cria le jeune homme à Étienne, passe-moi des bois.
Étienne, qui apprenait de Catherine à manœuvrer sa pelle, dut monter des bois dans la taille. Il y en avait de la veille une petite provision. Chaque matin, d’habitude, on les descendait, tout coupés sur la mesure de la couche.
- Dépêche-toi donc, sacrée flemme ! reprit Zacharie, en voyant le nouveau herscheur se hisser gauchement au milieu du charbon, les bras embarrassés de quatre morceaux de chêne.
Il faisait, avec son pic, une entaille dans le toit, puis une autre dans le mur ; et il y calait les deux bouts du bois, qui étayait ainsi la roche. L’après-midi, les ouvriers de la coupe à terre prenaient les déblais laissés au fond de la galerie par les haveurs, et remblayaient les tranchées exploitées de la veine, où ils noyaient les bois, en ne ménageant que la voie inférieure et la voie supérieure, pour le roulage.
Maheu cessa de geindre. Enfin, il avait détaché son bloc. Il essuya sur sa manche son visage ruisselant, il s’inquiéta de ce que Zacharie était monté faire derrière lui.
- Laisse donc ça, dit-il. Nous verrons après déjeuner… Vaut mieux abattre, si nous voulons avoir notre compte de berlines.
- C’est que, répondit le jeune homme, ça baisse. Regarde, il y a une gerçure. J’ai peur que ça n’éboule.
Mais le père haussa les épaules. Ah ! ouiche ! ébouler ! Et puis, ce ne serait pas la première fois, on s’en tirerait tout de même. Il finit par se fâcher, il renvoya son fils au front de taille.
Tous, du reste, se détiraient. Levaque, resté sur le dos, jurait en examinant son pouce gauche, que la chute d’un grès venait d’écorcher au sang. Chaval, furieusement, enlevait sa chemise, se mettait le torse nu, pour avoir moins chaud. Ils étaient déjà noirs de charbon, enduits d’une poussière fine que la sueur délayait, faisait couler en ruisseaux et en mares. Et Maheu recommença le premier à taper, plus bas, la tête au ras de la roche. Maintenant, la goutte lui tombait sur le front, si obstinée, qu’il croyait la sentir lui percer d’un trou les os du crâne.
- Il ne faut pas faire attention, expliquait Catherine à Étienne. Ils gueulent toujours.
Et elle reprit sa leçon, en fille obligeante. Chaque berline chargée arrivait au jour telle quelle partait de la taille, marquée d’un jeton spécial pour que le receveur pût la mettre au compte du chantier. Aussi devait-on avoir grand soin de l’emplir et de ne prendre que le charbon propre : autrement, elle était refusée à la recette.
Le jeune homme, dont les yeux s’habituaient à l’obscurité, la regardait, blanche encore, avec son teint de chlorose ; et il n’aurait pu dire son âge, il lui donnait douze ans, tellement elle lui semblait frêle. Pourtant, il la sentait plus vieille, d’une liberté de garçon, d’une effronterie naïve, qui le gênait un peu : elle ne lui plaisait pas, il trouvait trop gamine sa tête blafarde de Pierrot, serrée aux tempes par le béguin. Mais ce qui l’étonnait, c’était la force de cette enfant, une force nerveuse où il entrait beaucoup d’adresse. Elle emplissait sa berline plus vite que lui, à petits coups de pelle réguliers et rapides ; elle la poussait ensuite jusqu’au plan incliné, d’une seule poussée lente, sans accrocs, passant à l’aise sous les roches basses. Lui, se massacrait, déraillait, restait en détresse.
À la vérité, ce n’était point un chemin commode. Il y avait une soixantaine de mètres, de la taille au plan incliné ; et la voie, que les mineurs de la coupe à terre n’avaient pas encore élargie, était un véritable boyau, de toit très inégal, renflé de continuelles bosses : à certaines places, la berline chargée passait tout juste, le herscheur devait s’aplatir, pousser sur les genoux, pour ne pas se fendre la tête. D’ailleurs, les bois pliaient et cassaient déjà. On les voyait, rompus au milieu, en longues déchirures pâles, ainsi que des béquilles trop faibles. Il fallait prendre garde de s’écorcher à ces cassures ; et, sous le lent écrasement qui faisait éclater des rondins de chêne gros comme la cuisse, on se coulait à plat ventre, avec la sourde inquiétude d’entendre brusquement craquer son dos.
- Encore ! dit Catherine en riant.
La berline d’Étienne venait de dérailler, au passage le plus difficile. Il n’arrivait point à rouler droit, sur ces rails qui se faussaient dans la terre humide ; et il jurait, il s’emportait, se battait rageusement avec les roues, qu’il ne pouvait, malgré des efforts exagérés, remettre en place.
- Attends donc, reprit la jeune fille. Si tu te fâches, jamais ça ne marchera.
Adroitement, elle s’était glissée, avait enfoncé à reculons le derrière sous la berline ; et, d’une pesée des reins, elle la soulevait et la replaçait. Le poids était de sept cents kilogrammes. Lui, surpris, honteux, bégayait des excuses.
Il fallut qu’elle lui montrât à écarter les jambes, à s’arc-bouter les pieds contre les bois, des deux côtés de la galerie, pour se donner des points d’appui solides. Le corps devait être penché, les bras raidis, de façon à pousser de tous les muscles, des épaules et des hanches. Pendant un voyage, il la suivit, la regarda filer, la croupe tendue, les poings si bas, qu’elle semblait trotter à quatre pattes, ainsi qu’une de ces bêtes naines qui travaillent dans les cirques. Elle suait, haletait, craquait des jointures, mais sans une plainte, avec l’indifférence de l’habitude, comme si la commune misère était pour tous de vivre ainsi ployé. Et il ne parvenait pas à en faire autant, ses souliers le gênaient, son corps se brisait, à marcher de la sorte, la tête basse. Au bout de quelques minutes, cette position devenait un supplice, une angoisse intolérable, si pénible, qu’il se mettait un instant à genoux, pour se redresser et respirer.
Puis, au plan incliné, c’était une corvée nouvelle. Elle lui apprit à emballer vivement sa berline. En haut et en bas de ce plan, qui desservait toutes les tailles, d’un accrochage à un autre, se trouvait un galibot, le freineur en haut, le receveur en bas. Ces vauriens de douze à quinze ans se criaient des mots abominables ; et, pour les avertir, il fallait en hurler de plus violents. Alors, dès qu’il y avait une berline vide à remonter, le receveur donnait le signal, la herscheuse emballait sa berline pleine, dont le poids faisait monter l’autre, quand le freineur desserrait son frein. En bas, dans la galerie du fond, se formaient les trains que les chevaux roulaient jusqu’au puits.
- Ohé ! sacrées rosses ! criait Catherine dans le plan, entièrement boisé, long d’une centaine de mètres, qui résonnait comme un porte-voix gigantesque.
Les galibots devaient se reposer, car ils ne répondaient ni l’un ni l’autre. À tous les étages, le roulage s’arrêta. Une voix grêle de fillette finit par dire :
- Y en a un sur la Mouquette, bien sûr !
Des rires énormes grondèrent, les herscheuses de toute la veine se tenaient le ventre.
- Qui est-ce ? demanda Étienne à Catherine.
Cette dernière lui nomma la petite Lydie, une galopine qui en savait plus long et qui poussait sa berline aussi raide qu’une femme, malgré ses bras de poupée. Quant à la Mouquette, elle était bien capable d’être avec les deux galibots à la fois.
Mais la voix du receveur monta, criant d’emballer. Sans doute, un porion passait en bas. Le roulage reprit aux neuf étages, on n’entendit plus que les appels réguliers des galibots et que l’ébrouement des herscheuses arrivant au plan, fumantes comme des juments trop chargées. C’était le coup de la bestialité qui soufflait dans la fosse, le désir subit du mâle, lorsqu’un mineur rencontrait une de ces filles à quatre pattes, les reins en l’air, crevant de ses hanches sa culotte de garçon.
Et, à chaque voyage, Étienne retrouvait au fond l’étouffement de la taille, la cadence sourde et brisée des rivelaines, les grands soupirs douloureux des haveurs s’obstinant à leur besogne. Tous les quatre s’étaient mis nus, confondus dans la houille, trempés d’une boue noire jusqu’au béguin. Un moment, il avait fallu dégager Maheu qui râlait, ôter les planches pour faire glisser le charbon sur la voie. Zacharie et Levaque s’emportaient contre la veine, qui devenait dure, disaient-ils, ce qui allait rendre les conditions de leur marchandage désastreuses. Chaval se tournait, restait un instant sur le dos, à injurier Étienne, dont la présence, décidément, l’exaspérait.
- Espèce de couleuvre ! ça n’a pas la force d’une fille !… Et veux-tu remplir ta berline ! Hein ? c’est pour ménager tes bras… Nom de Dieu ! je te retiens les dix sous, si tu nous en fais refuser une !
Le jeune homme évitait de répondre, trop heureux jusque là d’avoir trouvé ce travail de bagne, acceptant la brutale hiérarchie du manœuvre et du maître ouvrier. Mais il n’allait plus, les pieds en sang, les membres tordus de crampes atroces, le tronc serré dans une ceinture de fer. Heureusement, il était dix heures, le chantier se décida à déjeuner.
Maheu avait une montre, qu’il ne regarda même pas. Au fond de cette nuit sans astres, jamais il ne se trompait de cinq minutes. Tous remirent leur chemise et leur veste. Puis, descendus de la taille, ils s’accroupirent, les coudes aux flancs, les fesses sur leurs talons, dans cette posture si habituelle aux mineurs, qu’ils la gardent même hors de la mine, sans éprouver le besoin d’un pavé ou d’une poutre pour s’asseoir. Et chacun, ayant sorti son briquet, mordait gravement à l’épaisse tranche, en lâchant de rares paroles sur le travail de la matinée. Catherine, demeurée debout, finit par rejoindre Étienne, qui s’était allongé plus loin, en travers des rails, le dos contre les bois. Il y avait là une place à peu près sèche.
- Tu ne manges pas ? demanda-t-elle, la bouche pleine, son briquet à la main.
Puis, elle se rappela ce garçon errant dans la nuit, sans un sou, sans un morceau de pain peut-être.
- Veux-tu partager avec moi ?
Et, comme il refusait, en jurant qu’il n’avait pas faim, la voix tremblante du déchirement de son estomac, elle continua gaiement :
- Ah ! si tu es dégoûté !… Mais, tiens ! je n’ai mordu que de ce côté-ci, je vais te donner celui-là.
Déjà, elle avait rompu les tartines en deux. Le jeune homme, prenant sa moitié, se retint pour ne pas la dévorer d’un coup ; et il posait les bras sur ses cuisses, afin qu’elle n’en vît point le frémissement. De son air tranquille de bon camarade, elle venait de se coucher près de lui, à plat ventre, le menton dans une main, mangeant de l’autre avec lenteur. Leurs lampes, entre eux, les éclairaient.
Catherine le regarda un moment en silence. Elle devait le trouver joli, avec son visage fin et ses moustaches noires. Vaguement, elle souriait de plaisir.
- Alors, tu es machineur, et on t’a renvoyé de ton chemin de fer… Pourquoi ?
- Parce que j’avais giflé mon chef.
Elle demeura stupéfaite, bouleversée dans ses idées héréditaires de subordination, d’obéissance passive.
- Je dois dire que j’avais bu, continua-t-il, et quand je bois, cela me rend fou, je me mangerais et je mangerais les autres… Oui, je ne peux pas avaler deux petits verres, sans avoir le besoin de manger un homme… Ensuite, je suis malade pendant deux jours.
- Il ne faut pas boire, dit-elle sérieusement.
- Ah ! n’aie pas peur, je me connais !
Et il hochait la tête, il avait une haine de l’eau-de-vie, la haine du dernier enfant d’une race d’ivrognes, qui souffrait dans sa chair de toute cette ascendance trempée et détraquée d’alcool, au point que la moindre goutte en était devenue pour lui un poison.
- C’est à cause de maman que ça m’ennuie d’avoir été mis à la rue, dit-il après avoir avalé une bouchée. Maman n’est pas heureuse, et je lui envoyais de temps à autre une pièce de cent sous.
- Où est-elle donc, ta mère ?
- À Paris… Blanchisseuse, rue de la Goutte d’Or.
Il y eut un silence. Quand il pensait à ces choses, un vacillement pâlissait ses yeux noirs, la courte angoisse de la lésion dont il couvait l’inconnu, dans sa belle santé de jeunesse. Un instant, il resta les regards noyés au fond des ténèbres de la mine ; et, à cette profondeur, sous le poids et l’étouffement de la terre, il revoyait son enfance, sa mère jolie encore et vaillante, lâchée par son père, puis reprise après s’être mariée à un autre, vivant entre les deux hommes qui la mangeaient, roulant avec eux au ruisseau, dans le vin, dans l’ordure. C’était là-bas, il se rappelait la rue, des détails lui revenaient : le linge sale au milieu de la boutique, et des ivresses qui empuantissaient la maison, et des gifles à casser les mâchoires.
- Maintenant, reprit-il d’une voix lente, ce n’est pas avec trente sous que je pourrai lui faire des cadeaux… Elle va crever de misère, c’est sûr.
Il eut un haussement d’épaules désespéré, il mordit de nouveau dans sa tartine.
- Veux-tu boire ? demanda Catherine qui débouchait sa gourde. Oh ! c’est du café, ça ne te fera pas de mal… On étouffe, quand on avale comme ça.
Mais il refusa : c’était bien assez de lui avoir pris la moitié de son pain. Pourtant, elle insistait d’un air de bon cœur, elle finit par dire :
- Eh bien ! je bois avant toi, puisque tu es si poli… Seulement, tu ne peux plus refuser à présent, ce serait vilain.
Et elle lui tendit sa gourde. Elle s’était relevée sur les genoux, il la voyait tout près de lui, éclairée par les deux lampes. Pourquoi donc l’avait-il trouvée laide ? Maintenant qu’elle était noire, la face poudrée de charbon fin, elle lui semblait d’un charme singulier. Dans ce visage envahi d’ombre, les dents de la bouche trop grande éclataient de blancheur, les yeux s’élargissaient, luisaient avec un reflet verdâtre, pareils à des yeux de chatte. Une mèche des cheveux roux, qui s’était échappée du béguin, lui chatouillait l’oreille et la faisait rire. Elle ne paraissait plus si jeune, elle pouvait bien avoir quatorze ans tout de même.
- Pour te faire plaisir, dit-il, en buvant et en lui rendant la gourde.
Elle avala une seconde gorgée, le força à en prendre une aussi, voulant partager, disait-elle ; et ce goulot mince, qui allait d’une bouche à l’autre, les amusait. Lui, brusquement, s’était demandé s’il ne devait pas la saisir dans ses bras, pour la baiser sur les lèvres. Elle avait de grosses lèvres d’un rose pâle, avivées par le charbon, qui le tourmentaient d’une envie croissante. Mais il n’osait pas, intimidé devant elle, n’ayant eu à Lille que des filles, et de l’espèce la plus basse, ignorant comment on devait s’y prendre avec une ouvrière encore dans sa famille.
- Tu dois avoir quatorze ans alors ? demanda-t-il, après s’être remis à son pain.
Elle s’étonna, se fâcha presque.
- Comment ! quatorze ! mais j’en ai quinze !… C’est vrai, je ne suis pas grosse. Les filles, chez nous, ne poussent guère vite.
Il continua à la questionner, elle disait tout, sans effronterie ni honte. Du reste, elle n’ignorait rien de l’homme ni de la femme, bien qu’il la sentît vierge de corps, et vierge enfant, retardée dans la maturité de son sexe par le milieu de mauvais air et de fatigue où elle vivait. Quand il revint sur la Mouquette, pour l’embarrasser, elle conta des histoires épouvantables, la voix paisible, très égayée. Ah ! celle-là en faisait de belles ! Et, comme il désirait savoir si elle-même n’avait pas d’amoureux, elle répondit en plaisantant qu’elle ne voulait pas contrarier sa mère, mais que cela arriverait forcément un jour. Ses épaules s’étaient courbées, elle grelottait un peu dans le froid de ses vêtements trempés de sueur, la mine résignée et douce, prête à subir les choses et les hommes.
- C’est qu’on en trouve, des amoureux, quand on vit tous ensemble, n’est-ce pas ?
- Bien sûr.
- Et puis, ça ne fait du mal à personne… On ne dit rien au curé.
- Oh ! le curé, je m’en fiche !… Mais il y a l’Homme noir.
- Comment, l’Homme noir ?
- Le vieux mineur qui revient dans la fosse et qui tord le cou aux vilaines filles.
Il la regardait, craignant qu’elle ne se moquât de lui.
- Tu crois à ces bêtises, tu ne sais donc rien ?
- Si fait, moi, je sais lire et écrire… Ça rend service chez nous, car du temps de papa et de maman, on n’apprenait pas.
Elle était décidément très gentille. Quand elle aurait fini sa tartine, il la prendrait et la baiserait sur ses grosses lèvres roses. C’était une résolution de timide, une pensée de violence qui étranglait sa voix. Ces vêtements de garçon, cette veste et cette culotte sur cette chair de fille, l’excitaient et le gênaient. Lui, avait avalé sa dernière bouchée. Il but à la gourde, la lui rendit pour qu’elle la vidât. Maintenant, le moment d’agir était venu, et il jetait un coup d’œil inquiet vers les mineurs, au fond, lorsqu’une ombre boucha la galerie.
Depuis un instant, Chaval, debout, les regardait de loin. Il s’avança, s’assura que Maheu ne pouvait le voir ; et, comme Catherine était restée à terre, sur son séant, il l’empoigna par les épaules, lui renversa la tête, lui écrasa la bouche sous un baiser brutal, tranquillement, en affectant de ne pas se préoccuper d’Étienne. Il y avait, dans ce baiser, une prise de possession, une sorte de décision jalouse.
Cependant, la jeune fille s’était révoltée.
- Laisse-moi, entends-tu !
Il lui maintenait la tête, il la regardait au fond des yeux. Ses moustaches et sa barbiche rouges flambaient dans son visage noir, au grand nez en bec d’aigle. Et il la lâcha enfin, et il s’en alla, sans dire un mot.
Un frisson avait glacé Étienne. C’était stupide d’avoir attendu. Certes, non, à présent, il ne l’embrasserait pas, car elle croirait peut-être qu’il voulait faire comme l’autre. Dans sa vanité blessée, il éprouvait un véritable désespoir.
- Pourquoi as-tu menti ? dit-il à voix basse. C’est ton amoureux.
- Mais non, je te jure ! cria-t-elle. Il n’y a pas ça entre nous. Des fois, il veut rire… Même qu’il n’est pas d’ici, voilà six mois qu’il est arrivé du Pas-de-Calais.
Tous deux s’étaient levés, on allait se remettre au travail. Quand elle le vit si froid, elle parut chagrine. Sans doute, elle le trouvait plus joli que l’autre, elle l’aurait préféré peut-être. L’idée d’une amabilité, d’une consolation la tracassait ; et, comme le jeune homme, étonné, examinait sa lampe qui brûlait bleue, avec une large collerette pâle, elle tenta au moins de le distraire.
- Viens, que je te montre quelque chose, murmura-t-elle d’un air de bonne amitié.
Lorsqu’elle l’eut mené au fond de la taille, elle lui fit remarquer une crevasse, dans la houille. Un léger bouillonnement s’en échappait, un petit bruit, pareil à un sifflement d’oiseau.
- Mets ta main, tu sens le vent… C’est du grisou.
Il resta surpris. Ce n’était que ça, cette terrible chose qui faisait tout sauter ? Elle riait, elle disait qu’il y en avait beaucoup ce jour-là, pour que la flamme des lampes fût si bleue.
- Quand vous aurez fini de bavarder, fainéants ! cria la rude voix de Maheu.
Catherine et Étienne se hâtèrent de remplir leurs berlines et les poussèrent au plan incliné, l’échine raidie, rampant sous le toit bossué de la voie. Dès le second voyage, la sueur les inondait et leurs os craquaient de nouveau.
Dans la taille, le travail des haveurs avait repris. Souvent, ils abrégeaient le déjeuner, pour ne pas se refroidir ; et leurs briquets, mangés ainsi loin du soleil, avec une voracité muette, leur chargeaient de plomb l’estomac. Allongés sur le flanc, ils tapaient plus fort, ils n’avaient que l’idée fixe de compléter un gros nombre de berlines. Tout disparaissait dans cette rage du gain disputé si rudement. Ils cessaient de sentir l’eau qui ruisselait et enflait leurs membres, les crampes des attitudes forcées, l’étouffement des ténèbres, où ils blémissaient ainsi que des plantes mises en cave. Pourtant, à mesure que la journée s’avançait, l’air s’empoisonnait davantage, se chauffait de la fumée des lampes, de la pestilence des haleines, de l’asphyxie du grisou, gênant sur les yeux comme des toiles d’araignée, et que devait seul balayer l’aérage de la nuit. Eux, au fond de leur trou de taupe, sous le poids de la terre, n’ayant plus de souffle dans leurs poitrines embrasées, tapaient toujours.