III by mile Nelligan Lyrics
J’ai dit assez ce que n’est pas la poésie de Nelligan: j’ai hâte de dire ce qu’elle est. Car, pour être flottante, ne croyez pas qu’elle soit vide: seulement elle est remplie de choses légères comme elle, de soupirs, de sons et de parfums. Souvent, si elle dédaigne l’idée, c’est qu’elle la dépasse, pour la retrouver dans une transcendance plus haute. C’est de plein gré qu’elle s’exfolie de la lourdeur touffue des thèses, et toute la sève monte à la fleur, qui est le sentiment, qui est le rêve. Quel sentiment et quel rêve: c’est ce que je voudrais définir.
D’abord, le poète sort rarement de lui-même. C’est un subjectif, et les spectacles de l’âme l’intéressent beaucoup plus que le cosmos extérieur. C’est un solitaire, et il ne ressent que médiocrement les milles sympathies des êtres. C’est un égoïste, en somme: il ne va pas aux choses, il les attire en lui et n’est sensible qu’au choc qu’il en reçoit. Ce n’est pas lui qui pourrait dire:
«J’ai voulu tout aimer, et je suis malheureux
Car j’ai de mes tourments multiplié les causes.
D’innombrables liens, frêles et douloureux,
Dans l’univers entier vont de mon âme aux choses.»
Pourtant, quand il consent à s’extérioriser, à regarder autour de lui, il a souvent, à défaut de tendresse, l’imagination et la grâce. Par un singulier dédoublement, cette plume, trempée tout-à-l’heure dans l’angoisse intime, en vient à dessiner, sans un tremblement, de jolis portraits, d’une beauté calme et plastique, ou des natures mortes d’une observation presque savante. Dites-moi si ce Petit Vitrail ne tamise pas jusqu’à vous la lumière recueillie des nefs gothiques:
«Jésus à barbe blonde, aux yeux de saphir tendre,
Sourit dans un vitrail ancien du défunt chœur,
Parmi le vol sacré des chérubins en chœur
Qui se penchent vers Lui pour l’aimer et l’entendre.
Des oiseaux de Sion aux claires ailes calmes
Sont là dans le soleil qui poudroie en délire,
Et c’est doux comme un vers de maître sur la lyre
De voir ainsi, parmi l’arabesque des palmes,
Dans ce petit vitrail où le soir va descendre,
Sourire en sa bonté mystique, au fond du chœur.
Le Christ à barbe d’or, aux yeux de saphir tendre.»
Et ce Placet pour des cheveux, ne vous rappelle-t-il pas la préciosité de Rostand, en même temps que ses acrobaties rythmiques?
«Reine, acquiescez-vous qu’une boucle déferle
Des lames des cheveux aux lames du ciseau,
Pour que j’y puisse humer un peu de chant d’oiseau,
Un peu de soir d’amour né de vos yeux de perle?
Au bosquet de mon cœur, en des trilles de merle,
Votre âme a fait chanter sa flûte de roseau.
Reine, acquiescez-vous qu’une boucle déferle
Des lames des cheveux aux lames du ciseau?
Fleur soyeuse, aux parfums de rose, lys ou berle,
Je vous la remettrai, secrète comme un sceau,
Fût-ce en Éden, au jour que nous prendrons vaisseau
Sur la mer idéale où l’ouragan se ferle.
Reine, acquiescez-vous qu’une boucle déferle?»
Le Roi du Souper, les Roses d’hiver, Fantaisie blonde, Violon de villanelle, sont autant de tableaux gracieux, montrant le poète en communion passagère avec le monde et la vie. Cette sympathie va même jusqu’à la pitié; mais alors, comme par un retour instinctif, la pitié s’attendrit surtout sur le mal terrible qui déjà ronge le poète. Il y a de l’émotion humaine dans l’Idiote aux Cloches, et dans l’étrange complainte intitulée: Le Fou:
«Gondolar! Gondolar!
Tu n’es plus sur le chemin très tard.
On assassina l’pauvre idiot,
On l’écrasa sous un chariot,
Et puis l’chien après l’idiot.
On leur fit un grand, grand trou là.
Dies iræ, dies illa.
À genoux devant ce trou-là!»
Je l’ai dit, ces excursions sur le royaume extérieur sont rares. Presque toujours, la poésie de Nelligan s’isole, s’emprisonne, ferme les yeux, et se gémit elle-même. Car alors, ce qui est son fond essentiel, c’est une tristesse sombre et désolée. Non la tristesse qui flotte, vaporeuse et douce, sur l’âme des purs mélancoliques; —non celle qui s’amollit, comme chez Rodenbach, de la suavité des souvenirs; —non plus celle qui se justifie et se raisonne, comme chez les grands pessimistes; —mais la tristesse sans objet, sans cause, et dès lors sans consolation; lame implacable et froide enfoncée jusqu’au vif du cœur; torture aiguë, amère, enfiévrée et desséchante, n’ayant pas même l’orgueil de la force stoïque ou le soulagement des larmes.
De l’âme où elle a son centre morbide, cette tristesse s’épand sur les êtres et les enveloppe d’un voile de deuil. Sa vision des choses passe toute par la raie obscure du prisme. Elle promène sur tout ce qui est vie, lumière, éclat, son éteignoir funèbre; elle ensevelit l’univers dans son propre tombeau. Envers la joie, l’amour, l’action, tout ce qui attire et invite, elle se fait défiante, presque haineuse. Elle flaire un piège dans les fleurs et les astres, et si elle leur prête ses langueurs, c’est sans en recevoir ni en attendre de pitié. Elle souffre également du réel et de l’idéal, de la nature et de l’homme, de l’esprit et de la chair, de la laideur et de la beauté. La mort elle-même, cette grande libératrice, est repoussée comme une marâtre. Ainsi cette souffrance envahit tout, s’assimile tout, s’exacerbe et grandit de toutes les victimes qu’elle s’immole.
Ah! comme Nelligan l’a vécue, cette douloureuse tristesse, et comme il faut l’en plaindre! Mais aussi, quand il s’y livre, quelle sincérité poignante elle apporte à son art! Alors plus de labeur visible, plus de ciselures d’emprunt: c’est le frisson, l’effroi primitif d’une âme déchirée et enténébrée. Le cri élégiaque jaillit des profondeurs et vient nous remuer aux fibres. Ces distiques, par exemple, ne sont-ils pas de purs sanglots?
«Comme des larmes d’or qui de mon cœur s’égouttent,
Feuilles de mes bonheurs, vous tombez toutes, toutes.
Vous tombez au jardin de vie où je m’en vais,
Où je vais, les cheveux au vent des jours mauvais.
Vous tombez de l’intime arbre blanc, abattues
Çà et là, n’importe où, dans l’allée aux statues.
Couleur de jours anciens, de mes robes d’enfant,
Quand les grands vents d’automne ont sonné l’olifant.
Et vous tombez toujours, mêlant vos agonies,
Vous tombez, mariant, pâles, vos harmonies.
Vous avez chu dans l’aube aux sillons des chemins,
Vous pleuvez de mes yeux, vous tombez de mes mains.
Comme des larmes d’or qui de mon cœur s’égouttent.
Dans mes vingt ans déserts vous tombez toutes, toutes.»
Le poète revêt de toutes les formes et de toutes les nuances de l’ombre sa mélancolie désespérée. En tout il la retrouve et la salue comme une connaissance familière. Il n’y a pas de façon plus navrante de conjuguer le verbe «souffrir.»
C’est le regret d’être au monde et d’avoir affronté l’ennui de vivre:
«Quand je n’étais qu’au seuil de ce monde mauvais
Berceau, que n’as-tu fait pour moi tes draps funèbres?
Ma vie est un blason sur des murs de ténèbres,
Et mes pas sont fautifs où maintenant je vais.
Ah! que n’a-t-on tiré mon linceul de tes langes
Et mon petit cercueil de ton bois frêle et blanc,
Alors que se penchait sur ma vie, en tremblant,
Ma mère souriante avec l’essaim des anges?»
C’est le regret de son enfance heureuse. Ah! comme il la pleure, cette enfance de bon petit garçon, insouciant et pur, alors que la vie dérobait ses trahisons prochaines, et que la Poésie cruelle ne l’avait pas encore aimé!
«Par les hivers anciens, quand nous portions la robe,
Tout petits, frais, rosés, tapageurs et joufflus,
Avec nos grands albums, hélas! que l’on n’a plus,
Comme on croyait déjà posséder tout le globe!
Assis en rond, le soir, au coin du feu, par groupes,
Image sur image, alors combien joyeux
Nous feuilletions, voyant, la gloire dans les yeux,
Passer de beaux dragons qui chevauchaient en troupes.
Je fus de ces heureux d’alors. Mais aujourd’hui,
Les pieds sur les chenets, le front terne d’ennui,
Moi qui me sens toujours l’amertume dans l’âme,
J’aperçois défiler, dans un album de flamme,
Ma jeunesse qui va, comme un soldat passant
Au champ noir de la vie, arme au poing, toute en sang!»
C’est l’amertume du Présent, ses soucis, ses étranges angoisses:
«La Détresse a jeté sur mon cœur ses noirs voiles
Et les croassements de ses corbeaux latents;
Et je rêve toujours au vaisseau des Vingt ans,
Depuis qu’il a sombré dans la mer des étoiles.
Ah! quand pourrai-je encor comme des crucifix
Étreindre entre mes doigts les chères paix anciennes,
Dont je n’entends jamais les voix musiciennes
Monter dans tout le trouble où je geins, où je vis!»
C’est la nostalgie de pays inconnus, où tout serait idée et lumière, et dont le lointain désespère son désir:
«Et nos cœurs sont profonds et vides comme un gouffre.
Ma chère, allons-nous-en, tu souffres et je souffre.
Fuyons vers le castel de nos Idéals blancs,
Oui, fuyons la Matière aux yeux ensorcelants.
Aux plages de Thulé, vers l’île des Mensonges,
Sur la nef des vingt ans fuyons comme des songes.
Il est un pays d’or plein de lieds et d’oiseaux;
Nous dormirons tous deux au frais lit des roseaux.
Nous nous reposerons des intimes désastres
Dans des rythmes de flûte, à la valse des astres.
Fuyons vers le château de nos Idéals blancs;
Oh! fuyons la Matière aux jeux ensorcelants.
Veux-tu mourir, dis-moi? tu souffres et je souffre,
Et nos cœurs sont profonds et vides comme un gouffre.»
C’est la sensation vive du néant de tout, et de la fin déplorable de ce qu’on aime:
«Voici que vient l’amour de mai:
Vivez-le vite, le cœur gai,
Larivarite et lalari.
Ils tombent tôt les jours méchants,
Vous cesserez aussi vos chants;
Dans le cercueil il faudra ça,
Ça,
Lalari
Belles de vingt ans au cœur d’or,
L’amour, sachez-le, tôt s’endort,
Larivarite et lalari!»
C’est la mélancolie qui émane des choses, et qui rend leur contact cuisant et douloureux:
«Pour ne pas voir choir les roses d’automne
Cloître ton cœur mort en mon cœur tué.
Vers des soirs souffrants mon deuil s’est rué
Parallèlement au mois monotone.
Le carmin pâli de la fleur détonne
Dans le bois dolent de roux ponctué.
Pour ne pas voir choir les roses d’automne
Cloître ton cœur mort en mon cœur tué.
Là-bas, les cyprès ont l’aspect atone:
À leur ombre on est vite habitué.
Sous terre un lit frais s’ouvre situé,
Nous y dormirons tous deux, ma mignonne,
Pour ne pas voir choir les roses d’automne.»
C’est la duperie de la joie elle-même, par laquelle l’âme cherche en vain à tromper sa douleur intime:
«Pendant que tout l’azur s’étoile dans la gloire,
Et qu’un hymne s’entonne au renouveau doré,
Sur le jour expirant je n’ai donc pas pleuré,
Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse noire!
Je suis gai! je suis gai! Vive le soir de mai!
Je suis follement gai, sans être pourtant ivre!…
Serait-ce que je suis enfin heureux de vivre?
Enfin mon cœur est-il guéri d’avoir aimé?
Les cloches ont chanté; le vent du soir odore…
Et pendant que le vin ruisselle à joyeux flots,
Je suis si gai, si gai, dans mon rire sonore,
Oh! si gai, que j’ai peur d’éclater en sanglots!»
Ainsi, toute cette poésie n’est qu’un reflet de l’universelle souffrance, un écho du Vanitas vanitatum antique, mais singulièrement aigri par l’outrance d’une sensibilité toute moderne. Et comment donc la disais-je étrangère à toute philosophie? La souffrance n’est-elle pas le grand fait, la grande loi humaine? Dans la plainte âpre et désolée qui siffle entre ces strophes, il y a tout Schopenhauer, tout Job aussi, l’auteur le plus pessimiste qui soit au monde, et le moins lu, après Baruch.
D’abord, le poète sort rarement de lui-même. C’est un subjectif, et les spectacles de l’âme l’intéressent beaucoup plus que le cosmos extérieur. C’est un solitaire, et il ne ressent que médiocrement les milles sympathies des êtres. C’est un égoïste, en somme: il ne va pas aux choses, il les attire en lui et n’est sensible qu’au choc qu’il en reçoit. Ce n’est pas lui qui pourrait dire:
«J’ai voulu tout aimer, et je suis malheureux
Car j’ai de mes tourments multiplié les causes.
D’innombrables liens, frêles et douloureux,
Dans l’univers entier vont de mon âme aux choses.»
Pourtant, quand il consent à s’extérioriser, à regarder autour de lui, il a souvent, à défaut de tendresse, l’imagination et la grâce. Par un singulier dédoublement, cette plume, trempée tout-à-l’heure dans l’angoisse intime, en vient à dessiner, sans un tremblement, de jolis portraits, d’une beauté calme et plastique, ou des natures mortes d’une observation presque savante. Dites-moi si ce Petit Vitrail ne tamise pas jusqu’à vous la lumière recueillie des nefs gothiques:
«Jésus à barbe blonde, aux yeux de saphir tendre,
Sourit dans un vitrail ancien du défunt chœur,
Parmi le vol sacré des chérubins en chœur
Qui se penchent vers Lui pour l’aimer et l’entendre.
Des oiseaux de Sion aux claires ailes calmes
Sont là dans le soleil qui poudroie en délire,
Et c’est doux comme un vers de maître sur la lyre
De voir ainsi, parmi l’arabesque des palmes,
Dans ce petit vitrail où le soir va descendre,
Sourire en sa bonté mystique, au fond du chœur.
Le Christ à barbe d’or, aux yeux de saphir tendre.»
Et ce Placet pour des cheveux, ne vous rappelle-t-il pas la préciosité de Rostand, en même temps que ses acrobaties rythmiques?
«Reine, acquiescez-vous qu’une boucle déferle
Des lames des cheveux aux lames du ciseau,
Pour que j’y puisse humer un peu de chant d’oiseau,
Un peu de soir d’amour né de vos yeux de perle?
Au bosquet de mon cœur, en des trilles de merle,
Votre âme a fait chanter sa flûte de roseau.
Reine, acquiescez-vous qu’une boucle déferle
Des lames des cheveux aux lames du ciseau?
Fleur soyeuse, aux parfums de rose, lys ou berle,
Je vous la remettrai, secrète comme un sceau,
Fût-ce en Éden, au jour que nous prendrons vaisseau
Sur la mer idéale où l’ouragan se ferle.
Reine, acquiescez-vous qu’une boucle déferle?»
Le Roi du Souper, les Roses d’hiver, Fantaisie blonde, Violon de villanelle, sont autant de tableaux gracieux, montrant le poète en communion passagère avec le monde et la vie. Cette sympathie va même jusqu’à la pitié; mais alors, comme par un retour instinctif, la pitié s’attendrit surtout sur le mal terrible qui déjà ronge le poète. Il y a de l’émotion humaine dans l’Idiote aux Cloches, et dans l’étrange complainte intitulée: Le Fou:
«Gondolar! Gondolar!
Tu n’es plus sur le chemin très tard.
On assassina l’pauvre idiot,
On l’écrasa sous un chariot,
Et puis l’chien après l’idiot.
On leur fit un grand, grand trou là.
Dies iræ, dies illa.
À genoux devant ce trou-là!»
Je l’ai dit, ces excursions sur le royaume extérieur sont rares. Presque toujours, la poésie de Nelligan s’isole, s’emprisonne, ferme les yeux, et se gémit elle-même. Car alors, ce qui est son fond essentiel, c’est une tristesse sombre et désolée. Non la tristesse qui flotte, vaporeuse et douce, sur l’âme des purs mélancoliques; —non celle qui s’amollit, comme chez Rodenbach, de la suavité des souvenirs; —non plus celle qui se justifie et se raisonne, comme chez les grands pessimistes; —mais la tristesse sans objet, sans cause, et dès lors sans consolation; lame implacable et froide enfoncée jusqu’au vif du cœur; torture aiguë, amère, enfiévrée et desséchante, n’ayant pas même l’orgueil de la force stoïque ou le soulagement des larmes.
De l’âme où elle a son centre morbide, cette tristesse s’épand sur les êtres et les enveloppe d’un voile de deuil. Sa vision des choses passe toute par la raie obscure du prisme. Elle promène sur tout ce qui est vie, lumière, éclat, son éteignoir funèbre; elle ensevelit l’univers dans son propre tombeau. Envers la joie, l’amour, l’action, tout ce qui attire et invite, elle se fait défiante, presque haineuse. Elle flaire un piège dans les fleurs et les astres, et si elle leur prête ses langueurs, c’est sans en recevoir ni en attendre de pitié. Elle souffre également du réel et de l’idéal, de la nature et de l’homme, de l’esprit et de la chair, de la laideur et de la beauté. La mort elle-même, cette grande libératrice, est repoussée comme une marâtre. Ainsi cette souffrance envahit tout, s’assimile tout, s’exacerbe et grandit de toutes les victimes qu’elle s’immole.
Ah! comme Nelligan l’a vécue, cette douloureuse tristesse, et comme il faut l’en plaindre! Mais aussi, quand il s’y livre, quelle sincérité poignante elle apporte à son art! Alors plus de labeur visible, plus de ciselures d’emprunt: c’est le frisson, l’effroi primitif d’une âme déchirée et enténébrée. Le cri élégiaque jaillit des profondeurs et vient nous remuer aux fibres. Ces distiques, par exemple, ne sont-ils pas de purs sanglots?
«Comme des larmes d’or qui de mon cœur s’égouttent,
Feuilles de mes bonheurs, vous tombez toutes, toutes.
Vous tombez au jardin de vie où je m’en vais,
Où je vais, les cheveux au vent des jours mauvais.
Vous tombez de l’intime arbre blanc, abattues
Çà et là, n’importe où, dans l’allée aux statues.
Couleur de jours anciens, de mes robes d’enfant,
Quand les grands vents d’automne ont sonné l’olifant.
Et vous tombez toujours, mêlant vos agonies,
Vous tombez, mariant, pâles, vos harmonies.
Vous avez chu dans l’aube aux sillons des chemins,
Vous pleuvez de mes yeux, vous tombez de mes mains.
Comme des larmes d’or qui de mon cœur s’égouttent.
Dans mes vingt ans déserts vous tombez toutes, toutes.»
Le poète revêt de toutes les formes et de toutes les nuances de l’ombre sa mélancolie désespérée. En tout il la retrouve et la salue comme une connaissance familière. Il n’y a pas de façon plus navrante de conjuguer le verbe «souffrir.»
C’est le regret d’être au monde et d’avoir affronté l’ennui de vivre:
«Quand je n’étais qu’au seuil de ce monde mauvais
Berceau, que n’as-tu fait pour moi tes draps funèbres?
Ma vie est un blason sur des murs de ténèbres,
Et mes pas sont fautifs où maintenant je vais.
Ah! que n’a-t-on tiré mon linceul de tes langes
Et mon petit cercueil de ton bois frêle et blanc,
Alors que se penchait sur ma vie, en tremblant,
Ma mère souriante avec l’essaim des anges?»
C’est le regret de son enfance heureuse. Ah! comme il la pleure, cette enfance de bon petit garçon, insouciant et pur, alors que la vie dérobait ses trahisons prochaines, et que la Poésie cruelle ne l’avait pas encore aimé!
«Par les hivers anciens, quand nous portions la robe,
Tout petits, frais, rosés, tapageurs et joufflus,
Avec nos grands albums, hélas! que l’on n’a plus,
Comme on croyait déjà posséder tout le globe!
Assis en rond, le soir, au coin du feu, par groupes,
Image sur image, alors combien joyeux
Nous feuilletions, voyant, la gloire dans les yeux,
Passer de beaux dragons qui chevauchaient en troupes.
Je fus de ces heureux d’alors. Mais aujourd’hui,
Les pieds sur les chenets, le front terne d’ennui,
Moi qui me sens toujours l’amertume dans l’âme,
J’aperçois défiler, dans un album de flamme,
Ma jeunesse qui va, comme un soldat passant
Au champ noir de la vie, arme au poing, toute en sang!»
C’est l’amertume du Présent, ses soucis, ses étranges angoisses:
«La Détresse a jeté sur mon cœur ses noirs voiles
Et les croassements de ses corbeaux latents;
Et je rêve toujours au vaisseau des Vingt ans,
Depuis qu’il a sombré dans la mer des étoiles.
Ah! quand pourrai-je encor comme des crucifix
Étreindre entre mes doigts les chères paix anciennes,
Dont je n’entends jamais les voix musiciennes
Monter dans tout le trouble où je geins, où je vis!»
C’est la nostalgie de pays inconnus, où tout serait idée et lumière, et dont le lointain désespère son désir:
«Et nos cœurs sont profonds et vides comme un gouffre.
Ma chère, allons-nous-en, tu souffres et je souffre.
Fuyons vers le castel de nos Idéals blancs,
Oui, fuyons la Matière aux yeux ensorcelants.
Aux plages de Thulé, vers l’île des Mensonges,
Sur la nef des vingt ans fuyons comme des songes.
Il est un pays d’or plein de lieds et d’oiseaux;
Nous dormirons tous deux au frais lit des roseaux.
Nous nous reposerons des intimes désastres
Dans des rythmes de flûte, à la valse des astres.
Fuyons vers le château de nos Idéals blancs;
Oh! fuyons la Matière aux jeux ensorcelants.
Veux-tu mourir, dis-moi? tu souffres et je souffre,
Et nos cœurs sont profonds et vides comme un gouffre.»
C’est la sensation vive du néant de tout, et de la fin déplorable de ce qu’on aime:
«Voici que vient l’amour de mai:
Vivez-le vite, le cœur gai,
Larivarite et lalari.
Ils tombent tôt les jours méchants,
Vous cesserez aussi vos chants;
Dans le cercueil il faudra ça,
Ça,
Lalari
Belles de vingt ans au cœur d’or,
L’amour, sachez-le, tôt s’endort,
Larivarite et lalari!»
C’est la mélancolie qui émane des choses, et qui rend leur contact cuisant et douloureux:
«Pour ne pas voir choir les roses d’automne
Cloître ton cœur mort en mon cœur tué.
Vers des soirs souffrants mon deuil s’est rué
Parallèlement au mois monotone.
Le carmin pâli de la fleur détonne
Dans le bois dolent de roux ponctué.
Pour ne pas voir choir les roses d’automne
Cloître ton cœur mort en mon cœur tué.
Là-bas, les cyprès ont l’aspect atone:
À leur ombre on est vite habitué.
Sous terre un lit frais s’ouvre situé,
Nous y dormirons tous deux, ma mignonne,
Pour ne pas voir choir les roses d’automne.»
C’est la duperie de la joie elle-même, par laquelle l’âme cherche en vain à tromper sa douleur intime:
«Pendant que tout l’azur s’étoile dans la gloire,
Et qu’un hymne s’entonne au renouveau doré,
Sur le jour expirant je n’ai donc pas pleuré,
Moi qui marche à tâtons dans ma jeunesse noire!
Je suis gai! je suis gai! Vive le soir de mai!
Je suis follement gai, sans être pourtant ivre!…
Serait-ce que je suis enfin heureux de vivre?
Enfin mon cœur est-il guéri d’avoir aimé?
Les cloches ont chanté; le vent du soir odore…
Et pendant que le vin ruisselle à joyeux flots,
Je suis si gai, si gai, dans mon rire sonore,
Oh! si gai, que j’ai peur d’éclater en sanglots!»
Ainsi, toute cette poésie n’est qu’un reflet de l’universelle souffrance, un écho du Vanitas vanitatum antique, mais singulièrement aigri par l’outrance d’une sensibilité toute moderne. Et comment donc la disais-je étrangère à toute philosophie? La souffrance n’est-elle pas le grand fait, la grande loi humaine? Dans la plainte âpre et désolée qui siffle entre ces strophes, il y a tout Schopenhauer, tout Job aussi, l’auteur le plus pessimiste qui soit au monde, et le moins lu, après Baruch.