I by mile Nelligan Lyrics
Émile Nelligan est mort. Peu importe que les yeux de notre ami ne soient pas éteints, que le cœur batte encore les pulsations de la vie physique: l’âme qui nous charmait par sa mystique étrangeté, le cerveau où germait sans culture une flore de poésie puissante et rare, le cœur naïf et bon sous des dehors blasés, tout ce que Nelligan était pour nous, en somme, et tout ce que nous aimions en lui, tout cela n’est plus. La Névrose, cette divinité farouche qui donne la mort avec le génie, a tout consumé, tout emporté. Enfant gâté de ses dons, le pauvre poète est devenu sa victime. Elle l’a broyé sans merci comme Hégésippe Moreau, comme Maupassant, comme Baudelaire, comme tant d’autres auxquels Nelligan rêvait de ressembler, comme elle broiera tôt ou tard tous les rêveurs qui s’agenouillent à ses autels.
Que messieurs les poètes se rassurent pourtant; je ne les condamne pas tous indistinctement à cette fin tragique. Pour beaucoup, je le sais, la poésie n’est qu’un délassement délicat, auquel on veut bien permettre de charmer la vie, mais non de l’absorber; un frisson fugitif qui n’effleure que l’épiderme de l’âme: un excitant qu’on savoure à certaines heures, mais sans aller jusqu’à l’ivresse. Cette poésie à fleur de peau est sans danger: elle gîte chez maints messieurs rubiconds et ventrus qui fourniront une longue carrière. Mais pour d’autres — et ce sont peut-être les vrais, les seuls poètes, — la muse n’est pas seulement une amie, c’est une amante terriblement exigeante et jalouse; il lui faut toutes les pensées, tout l’effort, tout le sang de l’âme; c’est l’être entier qu’elle étreint et possède. Et comme elle est de nature trop éthérée pour nos tempéraments mortels, ses embrassements donnent la phtisie et la fièvre. Ce n’est plus la poésie dont on s’amuse, c’est la poésie dont on vit… et dont on meurt.
Émile Nelligan a payé son tribut à cette charmeresse adorable et tyrannique. Le papillon s’est brûlé à la flamme de son rêve. Par delà la vision cherchée et entrevue, l’esprit a rencontré la grande ténèbre. Dans sa route vers l’ultima Thule, la nef idéale a subi le vertige du gouffre. Nelligan avait-il le pressentiment de ce naufrage quand il nous décrivait ce
«… Vaisseau d’or dont les flancs diaphanes,
Révélaient des trésors que les marins profanes
Dégoût, Haine et Névrose, ont entre eux disputé.
Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?
Qu’est devenu mon cœur, navire déserté?
Hélas! il a sombré dans l’abîme du rêve…»
Il est certain qu’il l’eut, ce pressentiment: et plus d’une fois, sous l’assaut de quelque songe obsédant, de quelque idée dominatrice, se sentant envahir d’une fatigue étrange, il nous a dit sans euphémisme: «Je mourrai fou.» «Comme Baudelaire,» ajoutait-il en se redressant, et il mettait à nourrir cette sombre attente, à partager d’avance le sort de tant de névrosés sublimes, une sorte de coquetterie et de fierté. Il semblait croire qu’un rayon eût manqué sans cela à son auréole de poète. Et qui sait, après tout, s’il avait tort absolument? Qui sait si l’hommage suprême à la Beauté n’est pas le silence ébloui de l’âme dans la nuit de la parole et de la pensée? Qui sait si la lyre ne doit pas se briser après avoir tenté sur ses cordes impuissantes les symphonies de l’au-delà? Ce n’est pas d’hier que la lune, l’astre tutélaire des poètes, passe pour exercer sur le cerveau des influences bizarres. Folie, poésie: ces deux lunatismes n’en feraient-ils qu’un? C’est peut-être une idée folle que j’émets là, mais c’en est une, à coup sûr, que notre ami n’eût pas désavouée.
Je viens offrir à ce cher défunt mon hommage posthume; et ce n’est pas seulement de ma part un acte d’amitié, c’est un devoir de sagesse patriotique. Notre Canada est assez pauvre en gloires littéraires pour que nous recueillions précieusement les moindres miettes de génie tombées de notre table. Et pourtant, plus que d’autres, nous sommes ingrats envers nos gloires. Grâce à cette illusion d’optique qui fait voir merveilleux tout ce qui est lointain, les talents les plus discutables trouvent chez nous des admirateurs et des disciples, pourvu que leurs écritures soient estampillées de Charpentier ou de Lemerre. Mais nous répugnons à l’idée qu’un bon garçon que nous coudoyons tous les jours, avec qui nous prenons la goutte au petit Windsor, dont nous connaissons les faiblesses, les travers, voire les douces manies, porte en lui l’étoffe d’un Rodenbach ou d’un Rollinat. La camaraderie tue chez nous l’admiration. C’est le contraire en France, où les auteurs de tout calibre trouvent dans leurs intimes de salon ou de brasserie des lanceurs attitrés de leurs œuvres, où la moindre plaquette provoque dans vingt journaux les notices, les entrefilets louangeurs de critiques amis. Je crois que, sans aller à aucun excès, nous pourrions en ce pays nous prôner un peu plus les uns les autres. Ce serait pour nos débutants de lettres un encouragement précieux. Il faut bien l’avouer, toute célébrité humaine vit de réclame presque autant que de mérite. Alceste peut en gémir, mais
«Le monde par ses soins ne se changera pas.»
Si donc nous voulons avoir nos grands hommes, aidons à les faire. C’est un lieu commun que la gloire est une vapeur, une fumée: encore faut-il quelqu’un pour souffler les bulles et allumer les fagots.
Je voudrais rendre à Nelligan cet humble service, absolument désintéressé puisqu’il s’adresse à un mort, et qui est, avant tout, une justice tardive. Car ce mort, très assurément, mérite de revivre. Cette vocation littéraire, l’éclosion spontanée de ce talent, la valeur de cette œuvre, tout inachevée qu’elle demeure, tiennent pour moi du prodige. J’ose dire qu’on chercherait en vain dans notre Parnasse présent et passé une âme douée au point de vue poétique comme l’était celle de cet enfant de dix-neuf ans. Sans doute, tous ces beaux dons ont fleuri à peine, mais ils furent riches de couleur et de sève dans leur épanouissement hâtif. En admettant que l’homme et l’œuvre ne soient qu’une ébauche, il faut affirmer que c’est une ébauche de génie.
Je voudrais étudier les éléments divers dont se formait ce talent primesautier et inégal, rechercher ses sources d’inspiration, démêler dans cette œuvre la part de la création originale et celle de l’imitation, caractériser la langue, le tour et le rythme de cette poésie souvent déconcertante.
Mais d’abord, j’évoque en esprit l’intéressante figure du poète lui-même, et je revois ce type extraordinaire et curieux que fut Émile Nelligan.
Une vraie physionomie d’esthète: une tête d’Apollon rêveur et tourmenté, où la pâleur accentuait le trait net, taillé comme au ciseau dans un marbre. Des yeux très noirs, très intelligents, où rutilait l’enthousiasme; et des cheveux, oh! des cheveux à faire rêver, dressant superbement leur broussaille d’ébène, capricieuse et massive, avec des airs de crinière et d’auréole. Et pour le dire en passant, c’était déjà une singularité que cette chevelure, à notre époque où la génération des poètes chauves remplace partout la race éteinte des poètes chevelus. Nelligan, lui, se rattachait nettement, par ce côté du moins, aux romantiques de vieille roche, et sur le seul visa de sa tête, on l’eût admis d’emblée, en 1830, parmi les claqueurs d’Hernani.
Dans l’attitude, une fierté, d’où la pose n’était pas absente, cambrait droit le torse élégant, solennisait le mouvement et le geste, donnait au front des rehaussements inspirés et à l’œil des éclairs apocalyptiques; — à moins que, se retrouvant simplement lui-même, le jeune dieu ne redevînt le bon enfant, un peu timide, un peu négligé dans sa tenue, un peu gauche et embarrassé de ses quatre membres.
Le caractère de Nelligan cadrait bien avec cet extérieur à la fois sympathique et fantasque. Né d’un père irlandais, d’une mère canadienne-française, il sentait bouillir en lui le mélange de ces deux sangs généreux. C’était l’intelligence, la vivacité, la fougue endiablée d’un Gaulois de race, s’exaspérant du mysticisme rêveur et de la sombre mélancolie d’un barde celtique. Jugez quelle âme de feu et de poudre devait sortir de là! quelle âme aussi d’élan, d’effort intérieur, de lutte, d’illusion et de souffrance!… Supposez maintenant une telle âme s’isolant, se murant en elle-même, un tel volcan fermant toutes ses issues: n’était-il pas fatal que tout sautât dans une explosion terrible? Mais en attendant, cela formait un cas psychologique curieux et d’un intérêt inquiétant. J’ai suivi de près ce travail d’absorption intérieure, surexcitant et paralysant à la fois toutes les facultés actives, cet envahissement noir du rêve consumant jusqu’à la moelle de l’âme, et je puis dire qu’il n’est pas de spectacle plus douloureux. Dans les derniers temps, Nelligan s’enfermait des journées entières, seul avec sa pensée en délire, et, à défaut d’excitations du dehors, s’ingéniant à torturer en lui-même les fibres du cœur les plus aiguës, ou bien à faire chanter aux êtres ambiants, aux murs, aux meubles, aux bibelots qui l’entouraient, la chanson toujours triste de ses souvenirs. La nuit, il avait des visions, soit radieuses, soit horribles: jeunes filles qui étaient à la fois des séraphins, des muses et des amantes; ou bien spectres enragés, chats fantômes, démons sinistres qui lui soufflaient le désespoir. Chacun de ces songes prenait corps, le lendemain, dans des vers crayonnés d’une main fébrile, et où déjà, parmi des traits étincelants, la Déraison montrait sa griffe hideuse.
«Or, j’ai la vision d’ombres sanguinolentes
Et de chevaux fougueux piaffants.
Et c’est comme des cris de gueux, hoquets d’enfants.
Râles d’expirations lentes.
D’où me viennent, dis-moi, tous ces ouragans rauques,
Rages de fifre ou de tambour?
On dirait des dragons en galopade au bourg
Avec des casques flambant glauques, etc.»
Mais avant d’en venir là, et de tout temps, Émile avait été un être sensitif, tout d’impression et de caprice, très attirant par sa belle naïveté et très déroutant par ses saillies. Un grand fond de tendresse s’alliait chez lui à une réserve un peu froide qui l’empêchait de se livrer entièrement, même à ses plus intimes. Deux ou trois sonnets à sa mère montrent qu’il avait gardé toute la fraîcheur du sentiment filial; et cette mère le méritait bien, car il trouvait en elle, avec d’inaltérables pardons pour ses jeunes fredaines, un sens littéraire délicat et sûr, capable de vibrer à l’unisson du sien. De même, il a souvent chanté ses jeunes sœurs en des strophes affectueuses et charmantes. À ses camarades en poésie, aux amis que lui faisait la recherche commune de l’Art, il montrait assez son attachement par de fréquentes et souvent interminables visites. C’était dans leur cénacle qu’il faisait lecture de ses nouvelles inspirations; et il fallait voir avec quel feu obstiné il se défendait contre l’assaut critique que ne manquait pas d’exciter chacune de ses pièces! Jamais pourtant il ne leur tint rancune de leur sévérité, et souvent il ratura en secret le mot qu’il avait soutenu devant eux avec la dernière énergie. Il se vengeait en leur dédiant, sous des titres sonores, les diverses parties de ce livre qui fut son rêve, et qui, hélas! ne fut que cela…
Comme désintéressement, comme dédain profond de tout ce qui est matériel et pratique, comme amour exclusif de l’art et de l’idée pure, il était simplement sublime. Jamais il ne put s’astreindre, cela va sans dire, à aucun travail suivi. Le collège de Montréal, et plus tard celui des Jésuites, eurent en lui un élève d’une paresse et d’une indiscipline rares. Il dut finalement laisser à mi-chemin des études où Musset et Lamartine avaient beaucoup plus de part que le Gradus ad Parnassum.
Dès lors, gagner sa vie lui parut la dernière occupation d’un être humain. C’était sa conviction ferme que l’artiste a droit à la vie, et que les mortels vulgaires doivent se trouver très honorés de la lui garder. Aussi, toute démarche d’affaires, toute sollicitation intéressée, même la plus discrète, révoltait-elle sa fière nature. S’il eut un désir en ce monde, ce fut bien de voir publier ses vers. Or, plus d’un protecteur l’eût aidé de son influence et de ses ressources: il eût suffi pour cela d’une demande; jamais il ne consentit à la faire. «S’ils croient, disait-il, que je vais me traîner à leurs pieds! Mon livre fera son chemin tout seul…»
Ce n’est pas non plus à un éditeur quelconque qu’il eût livré ses manuscrits. Quand j’en suggérais un, d’aventure, parmi nos libraires montréalais; «Peuh! faisait-il dédaigneusement, sait-il bien imprimer les vers? J’enverrai mes cahiers à Paris…»
On voit avec quelle naïveté Nelligan croyait au règne souverain de l’art sur la vile matière. La vie, telle qu’il se la faisait, devait être une longue rêverie, une longue fusée d’enthousiasme, une mélancolie voulue et cultivée, interrompue seulement par les éclats momentanés d’une gaieté bohême.
La bohème! Ce mot était pour lui un idéal. Et pourtant, le dirai-je? Nelligan ne fut jamais un bohème parfaitement authentique. Il avait, certes, l’ambition de passer pour très rosse; on lui eût fait la pire injure en le trouvant bien élevé. Mais sa rosserie était trop étudiée, trop convenue, trop faite de lecture et d’imitation. Des cheveux esbrouffés, une redingote en désordre et des doigts tachés d’encre, voilà surtout en quoi elle consistait.
Du reste, il avait trop gardé l’empreinte de son éducation de famille, il avait l’amour et le respect de trop de choses, trop de timidité aussi et de naturelle réserve, pour vivre au naturel l’être libre, gouailleur et cynique que doit être un bohème de race. J’entends, d’ailleurs, faire de cette impuissance un éloge; car la bohème, toute amusante qu’elle soit par le dehors, n’est pas, tant s’en faut, admirable à tous points de vue. Elle étouffe, chez les Schaunards qu’elle enfante, beaucoup plus de sens esthétique qu’elle n’en développe. La chope de bière et Mimi Pinson sont, en général, une pauvre école pour l’esprit. Mais il était curieux de noter cette séduction du hardi, de l’aventureux, de l’imprévu, de l’impossible, sur une âme aussi naturellement solitaire et mystique que l’était celle de Nelligan.
Que messieurs les poètes se rassurent pourtant; je ne les condamne pas tous indistinctement à cette fin tragique. Pour beaucoup, je le sais, la poésie n’est qu’un délassement délicat, auquel on veut bien permettre de charmer la vie, mais non de l’absorber; un frisson fugitif qui n’effleure que l’épiderme de l’âme: un excitant qu’on savoure à certaines heures, mais sans aller jusqu’à l’ivresse. Cette poésie à fleur de peau est sans danger: elle gîte chez maints messieurs rubiconds et ventrus qui fourniront une longue carrière. Mais pour d’autres — et ce sont peut-être les vrais, les seuls poètes, — la muse n’est pas seulement une amie, c’est une amante terriblement exigeante et jalouse; il lui faut toutes les pensées, tout l’effort, tout le sang de l’âme; c’est l’être entier qu’elle étreint et possède. Et comme elle est de nature trop éthérée pour nos tempéraments mortels, ses embrassements donnent la phtisie et la fièvre. Ce n’est plus la poésie dont on s’amuse, c’est la poésie dont on vit… et dont on meurt.
Émile Nelligan a payé son tribut à cette charmeresse adorable et tyrannique. Le papillon s’est brûlé à la flamme de son rêve. Par delà la vision cherchée et entrevue, l’esprit a rencontré la grande ténèbre. Dans sa route vers l’ultima Thule, la nef idéale a subi le vertige du gouffre. Nelligan avait-il le pressentiment de ce naufrage quand il nous décrivait ce
«… Vaisseau d’or dont les flancs diaphanes,
Révélaient des trésors que les marins profanes
Dégoût, Haine et Névrose, ont entre eux disputé.
Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?
Qu’est devenu mon cœur, navire déserté?
Hélas! il a sombré dans l’abîme du rêve…»
Il est certain qu’il l’eut, ce pressentiment: et plus d’une fois, sous l’assaut de quelque songe obsédant, de quelque idée dominatrice, se sentant envahir d’une fatigue étrange, il nous a dit sans euphémisme: «Je mourrai fou.» «Comme Baudelaire,» ajoutait-il en se redressant, et il mettait à nourrir cette sombre attente, à partager d’avance le sort de tant de névrosés sublimes, une sorte de coquetterie et de fierté. Il semblait croire qu’un rayon eût manqué sans cela à son auréole de poète. Et qui sait, après tout, s’il avait tort absolument? Qui sait si l’hommage suprême à la Beauté n’est pas le silence ébloui de l’âme dans la nuit de la parole et de la pensée? Qui sait si la lyre ne doit pas se briser après avoir tenté sur ses cordes impuissantes les symphonies de l’au-delà? Ce n’est pas d’hier que la lune, l’astre tutélaire des poètes, passe pour exercer sur le cerveau des influences bizarres. Folie, poésie: ces deux lunatismes n’en feraient-ils qu’un? C’est peut-être une idée folle que j’émets là, mais c’en est une, à coup sûr, que notre ami n’eût pas désavouée.
Je viens offrir à ce cher défunt mon hommage posthume; et ce n’est pas seulement de ma part un acte d’amitié, c’est un devoir de sagesse patriotique. Notre Canada est assez pauvre en gloires littéraires pour que nous recueillions précieusement les moindres miettes de génie tombées de notre table. Et pourtant, plus que d’autres, nous sommes ingrats envers nos gloires. Grâce à cette illusion d’optique qui fait voir merveilleux tout ce qui est lointain, les talents les plus discutables trouvent chez nous des admirateurs et des disciples, pourvu que leurs écritures soient estampillées de Charpentier ou de Lemerre. Mais nous répugnons à l’idée qu’un bon garçon que nous coudoyons tous les jours, avec qui nous prenons la goutte au petit Windsor, dont nous connaissons les faiblesses, les travers, voire les douces manies, porte en lui l’étoffe d’un Rodenbach ou d’un Rollinat. La camaraderie tue chez nous l’admiration. C’est le contraire en France, où les auteurs de tout calibre trouvent dans leurs intimes de salon ou de brasserie des lanceurs attitrés de leurs œuvres, où la moindre plaquette provoque dans vingt journaux les notices, les entrefilets louangeurs de critiques amis. Je crois que, sans aller à aucun excès, nous pourrions en ce pays nous prôner un peu plus les uns les autres. Ce serait pour nos débutants de lettres un encouragement précieux. Il faut bien l’avouer, toute célébrité humaine vit de réclame presque autant que de mérite. Alceste peut en gémir, mais
«Le monde par ses soins ne se changera pas.»
Si donc nous voulons avoir nos grands hommes, aidons à les faire. C’est un lieu commun que la gloire est une vapeur, une fumée: encore faut-il quelqu’un pour souffler les bulles et allumer les fagots.
Je voudrais rendre à Nelligan cet humble service, absolument désintéressé puisqu’il s’adresse à un mort, et qui est, avant tout, une justice tardive. Car ce mort, très assurément, mérite de revivre. Cette vocation littéraire, l’éclosion spontanée de ce talent, la valeur de cette œuvre, tout inachevée qu’elle demeure, tiennent pour moi du prodige. J’ose dire qu’on chercherait en vain dans notre Parnasse présent et passé une âme douée au point de vue poétique comme l’était celle de cet enfant de dix-neuf ans. Sans doute, tous ces beaux dons ont fleuri à peine, mais ils furent riches de couleur et de sève dans leur épanouissement hâtif. En admettant que l’homme et l’œuvre ne soient qu’une ébauche, il faut affirmer que c’est une ébauche de génie.
Je voudrais étudier les éléments divers dont se formait ce talent primesautier et inégal, rechercher ses sources d’inspiration, démêler dans cette œuvre la part de la création originale et celle de l’imitation, caractériser la langue, le tour et le rythme de cette poésie souvent déconcertante.
Mais d’abord, j’évoque en esprit l’intéressante figure du poète lui-même, et je revois ce type extraordinaire et curieux que fut Émile Nelligan.
Une vraie physionomie d’esthète: une tête d’Apollon rêveur et tourmenté, où la pâleur accentuait le trait net, taillé comme au ciseau dans un marbre. Des yeux très noirs, très intelligents, où rutilait l’enthousiasme; et des cheveux, oh! des cheveux à faire rêver, dressant superbement leur broussaille d’ébène, capricieuse et massive, avec des airs de crinière et d’auréole. Et pour le dire en passant, c’était déjà une singularité que cette chevelure, à notre époque où la génération des poètes chauves remplace partout la race éteinte des poètes chevelus. Nelligan, lui, se rattachait nettement, par ce côté du moins, aux romantiques de vieille roche, et sur le seul visa de sa tête, on l’eût admis d’emblée, en 1830, parmi les claqueurs d’Hernani.
Dans l’attitude, une fierté, d’où la pose n’était pas absente, cambrait droit le torse élégant, solennisait le mouvement et le geste, donnait au front des rehaussements inspirés et à l’œil des éclairs apocalyptiques; — à moins que, se retrouvant simplement lui-même, le jeune dieu ne redevînt le bon enfant, un peu timide, un peu négligé dans sa tenue, un peu gauche et embarrassé de ses quatre membres.
Le caractère de Nelligan cadrait bien avec cet extérieur à la fois sympathique et fantasque. Né d’un père irlandais, d’une mère canadienne-française, il sentait bouillir en lui le mélange de ces deux sangs généreux. C’était l’intelligence, la vivacité, la fougue endiablée d’un Gaulois de race, s’exaspérant du mysticisme rêveur et de la sombre mélancolie d’un barde celtique. Jugez quelle âme de feu et de poudre devait sortir de là! quelle âme aussi d’élan, d’effort intérieur, de lutte, d’illusion et de souffrance!… Supposez maintenant une telle âme s’isolant, se murant en elle-même, un tel volcan fermant toutes ses issues: n’était-il pas fatal que tout sautât dans une explosion terrible? Mais en attendant, cela formait un cas psychologique curieux et d’un intérêt inquiétant. J’ai suivi de près ce travail d’absorption intérieure, surexcitant et paralysant à la fois toutes les facultés actives, cet envahissement noir du rêve consumant jusqu’à la moelle de l’âme, et je puis dire qu’il n’est pas de spectacle plus douloureux. Dans les derniers temps, Nelligan s’enfermait des journées entières, seul avec sa pensée en délire, et, à défaut d’excitations du dehors, s’ingéniant à torturer en lui-même les fibres du cœur les plus aiguës, ou bien à faire chanter aux êtres ambiants, aux murs, aux meubles, aux bibelots qui l’entouraient, la chanson toujours triste de ses souvenirs. La nuit, il avait des visions, soit radieuses, soit horribles: jeunes filles qui étaient à la fois des séraphins, des muses et des amantes; ou bien spectres enragés, chats fantômes, démons sinistres qui lui soufflaient le désespoir. Chacun de ces songes prenait corps, le lendemain, dans des vers crayonnés d’une main fébrile, et où déjà, parmi des traits étincelants, la Déraison montrait sa griffe hideuse.
«Or, j’ai la vision d’ombres sanguinolentes
Et de chevaux fougueux piaffants.
Et c’est comme des cris de gueux, hoquets d’enfants.
Râles d’expirations lentes.
D’où me viennent, dis-moi, tous ces ouragans rauques,
Rages de fifre ou de tambour?
On dirait des dragons en galopade au bourg
Avec des casques flambant glauques, etc.»
Mais avant d’en venir là, et de tout temps, Émile avait été un être sensitif, tout d’impression et de caprice, très attirant par sa belle naïveté et très déroutant par ses saillies. Un grand fond de tendresse s’alliait chez lui à une réserve un peu froide qui l’empêchait de se livrer entièrement, même à ses plus intimes. Deux ou trois sonnets à sa mère montrent qu’il avait gardé toute la fraîcheur du sentiment filial; et cette mère le méritait bien, car il trouvait en elle, avec d’inaltérables pardons pour ses jeunes fredaines, un sens littéraire délicat et sûr, capable de vibrer à l’unisson du sien. De même, il a souvent chanté ses jeunes sœurs en des strophes affectueuses et charmantes. À ses camarades en poésie, aux amis que lui faisait la recherche commune de l’Art, il montrait assez son attachement par de fréquentes et souvent interminables visites. C’était dans leur cénacle qu’il faisait lecture de ses nouvelles inspirations; et il fallait voir avec quel feu obstiné il se défendait contre l’assaut critique que ne manquait pas d’exciter chacune de ses pièces! Jamais pourtant il ne leur tint rancune de leur sévérité, et souvent il ratura en secret le mot qu’il avait soutenu devant eux avec la dernière énergie. Il se vengeait en leur dédiant, sous des titres sonores, les diverses parties de ce livre qui fut son rêve, et qui, hélas! ne fut que cela…
Comme désintéressement, comme dédain profond de tout ce qui est matériel et pratique, comme amour exclusif de l’art et de l’idée pure, il était simplement sublime. Jamais il ne put s’astreindre, cela va sans dire, à aucun travail suivi. Le collège de Montréal, et plus tard celui des Jésuites, eurent en lui un élève d’une paresse et d’une indiscipline rares. Il dut finalement laisser à mi-chemin des études où Musset et Lamartine avaient beaucoup plus de part que le Gradus ad Parnassum.
Dès lors, gagner sa vie lui parut la dernière occupation d’un être humain. C’était sa conviction ferme que l’artiste a droit à la vie, et que les mortels vulgaires doivent se trouver très honorés de la lui garder. Aussi, toute démarche d’affaires, toute sollicitation intéressée, même la plus discrète, révoltait-elle sa fière nature. S’il eut un désir en ce monde, ce fut bien de voir publier ses vers. Or, plus d’un protecteur l’eût aidé de son influence et de ses ressources: il eût suffi pour cela d’une demande; jamais il ne consentit à la faire. «S’ils croient, disait-il, que je vais me traîner à leurs pieds! Mon livre fera son chemin tout seul…»
Ce n’est pas non plus à un éditeur quelconque qu’il eût livré ses manuscrits. Quand j’en suggérais un, d’aventure, parmi nos libraires montréalais; «Peuh! faisait-il dédaigneusement, sait-il bien imprimer les vers? J’enverrai mes cahiers à Paris…»
On voit avec quelle naïveté Nelligan croyait au règne souverain de l’art sur la vile matière. La vie, telle qu’il se la faisait, devait être une longue rêverie, une longue fusée d’enthousiasme, une mélancolie voulue et cultivée, interrompue seulement par les éclats momentanés d’une gaieté bohême.
La bohème! Ce mot était pour lui un idéal. Et pourtant, le dirai-je? Nelligan ne fut jamais un bohème parfaitement authentique. Il avait, certes, l’ambition de passer pour très rosse; on lui eût fait la pire injure en le trouvant bien élevé. Mais sa rosserie était trop étudiée, trop convenue, trop faite de lecture et d’imitation. Des cheveux esbrouffés, une redingote en désordre et des doigts tachés d’encre, voilà surtout en quoi elle consistait.
Du reste, il avait trop gardé l’empreinte de son éducation de famille, il avait l’amour et le respect de trop de choses, trop de timidité aussi et de naturelle réserve, pour vivre au naturel l’être libre, gouailleur et cynique que doit être un bohème de race. J’entends, d’ailleurs, faire de cette impuissance un éloge; car la bohème, toute amusante qu’elle soit par le dehors, n’est pas, tant s’en faut, admirable à tous points de vue. Elle étouffe, chez les Schaunards qu’elle enfante, beaucoup plus de sens esthétique qu’elle n’en développe. La chope de bière et Mimi Pinson sont, en général, une pauvre école pour l’esprit. Mais il était curieux de noter cette séduction du hardi, de l’aventureux, de l’imprévu, de l’impossible, sur une âme aussi naturellement solitaire et mystique que l’était celle de Nelligan.