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Les Faux-Monnayeurs incipit by Andr Gide Lyrics

Genre: misc | Year: 1925

[Première partie. Paris
Chapitre I - Le jardin du Luxembourg]

«C’est le moment de croire que j’entends des pas dans
le corridor», se dit Bernard. Il releva la tête et prêta
l’oreille. Mais non: son père et son frère aîné étaient retenus
au Palais; sa mère en visite; sa sœur à un concert; et
quant au puîné, le petit Caloub, une pension le bouclait au
sortir du lycée chaque jour. Bernard Profitendieu était
resté à la maison pour potasser son bachot ; il n’avait plus
devant lui que trois semaines. La famille respectait sa solitude ;
le démon pas. Bien que Bernard eût mis bas sa veste,
il étouffait. Par la fenêtre ouverte sur la rue n’entrait rien
que de la chaleur. Son front ruisselait. Une goutte de sueur
coula le long de son nez, et s’en alla tomber sur une lettre qu’il tenait en main:
«Ça joue la larme, pensa-t-il. Mais mieux vaut suer que de pleurer.»
Oui, la date était péremptoire. Pas moyen de douter:
c’est bien de lui, Bernard, qu’il s’agissait. La lettre était
adressée à sa mère; une lettre d’amour vieille de dix-sept
ans; non signée.
«Que signifie cette initiale? Un V, qui peut aussi bien
être un N… Sied-il d’interroger ma mère?… Faisons crédit à son bon goût. Libre à moi d’imaginer que c’est un prince. La belle avance si j’apprends que je suis le fils d’un croquant! Ne pas savoir qui est son père, c’est ça qui guérit de la peur de lui ressembler. Toute recherche oblige. Ne retenons de ceci que la délivrance. N’approfondissons pas. Aussi bien j’en ai mon suffisant pour aujourd’hui.»
Bernard replia la lettre. Elle était de même format que
les douze autres du paquet. Une faveur rose les attachait, qu’il n’avait pas eu à dénouer; qu’il refit glisser pour ceinturer comme auparavant la liasse. Il remit la liasse dans le coffret et le coffret dans le tiroir de la console. Le tiroir n’était
pas ouvert; il avait livré son secret par en haut. Bernard
rassujettit les lames disjointes du plafond de bois, que
devait recouvrir une lourde plaque d’onyx. Il fit doucement,
précautionneusement, retomber celle-ci, replaça par dessus
deux candélabres de cristal et l’encombrante pendule
qu’il venait de s’amuser à réparer. La pendule sonna quatre coups. Il l’avait remise à l’heure.
«Monsieur le juge d’instruction et Monsieur l’avocat son
fils ne seront pas de retour avant six heures. J’ai le temps.
Il faut que Monsieur le juge, en rentrant, trouve sur son
bureau la belle lettre où je m’en vais lui signifier mon
départ. Mais avant de l’écrire, je sens un immense besoin
d’aérer un peu mes pensées — et d’aller retrouver mon
cher Olivier, pour m’assurer, provisoirement du moins,
d’un perchoir. Olivier, mon ami, le temps est venu pour
moi de mettre ta complaisance à l’épreuve et pour toi de
me montrer ce que tu vaux. Ce qu’il y avait de beau dans
notre amitié, c’est que, jusqu’à présent, nous ne nous étions
jamais servis l’un de l’autre. Bah! un service amusant à rendre ne saurait être ennuyeux à demander. Le gênant, c’est qu’Olivier ne sera pas seul. Tant pis! je saurai le prendre à part. Je veux l’épouvanter par mon calme. C’est dans l’extraordinaire que je me sens le plus naturel.»
La rue de T…, où Bernard Profitendieu avait vécu jusqu’à
ce jour, est toute proche du jardin du Luxembourg.
Là, près de la fontaine Médicis, dans cette allée qui la domine, avaient coutume de se retrouver, chaque mercredi entre
quatre et six, quelques-uns de ses camarades. On causait art,
philosophie, sports, politique et littérature. Bernard avait
marché très vite; mais en passant la grille du jardin il aperçut Olivier Molinier et ralentit aussitôt son allure.
L’assemblée ce jour-là était plus nombreuse que de coutume,
sans doute à cause du beau temps. Quelques-uns s’y
étaient adjoints que Bernard ne connaissait pas encore. Chacun
de ces jeunes gens, sitôt qu’il était devant les autres,
jouait un personnage et perdait presque tout naturel.
Olivier rougit en voyant approcher Bernard et, quittant
assez brusquement une jeune femme avec laquelle il causait,
s’éloigna. Bernard était son ami le plus intime, aussi Olivier prenait-il grand soin de ne paraître point le rechercher; il
feignait même parfois de ne pas le voir.
Avant de le rejoindre, Bernard devait affronter plusieurs
groupes, et, comme lui de même affectait de ne pas rechercher
Olivier, il s’attardait.
Quatre de ses camarades entouraient un petit barbu à
pince-nez, sensiblement plus âgé qu’eux, qui tenait un livre.
C’était Dhurmer.
«Qu’est-ce que tu veux, disait-il en s’adressant plus particulièrement à l’un des autres, mais manifestement heureux
d’être écouté par tous. J’ai poussé jusqu’à la page trente sans
trouver une seule couleur, un seul mot qui peigne. Il parle d’une femme; je ne sais même pas si sa robe était rouge ou bleue. Moi, quand il n’y a pas de couleurs, c’est bien simple, je ne vois rien.» — Et par besoin d’exagérer,
d’autant plus qu’il se sentait moins pris au sérieux, il
insistait: «Absolument rien.»
Bernard n’écoutait plus le discoureur; il jugeait malséant
de s’écarter trop vite, mais déjà prêtait l’oreille à d’autres
qui se querellaient derrière lui et qu’Olivier avait rejoints
après avoir laissé la jeune femme; l’un de ceux-ci, assis sur
un banc, lisait l’Action française.
Combien Olivier Molinier, parmi tous ceux-ci, paraît
grave! Il est l’un des plus jeunes pourtant. Son visage presque
enfantin encore et son regard révèlent la précocité de sa
pensée. Il rougit facilement. Il est tendre. Il a beau se montrer
affable envers tous, je ne sais quelle secrète réserve,
quelle pudeur, tient ses camarades à distance. Il souffre de
cela. Sans Bernard, il en souffrirait davantage.