Song Page - Lyrify.me

Lyrify.me

Un totalitarisme doux - Extrait by Alexis de Tocqueville Lyrics

Genre: misc | Year: 1840

Je pense que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne ressemblera en rien de ce qui l'a précédé dans le monde ; nos contemporains ne sauraient en trouver l'image dans leurs souvenirs. Je cherche en vain moi-même une expression de l'idée exacte que je m'en forme et la renferme ; les anciens mots de despotisme et de tyrannie ne conviennent point. La chose est nouvelle, il faut donc tâcher de la définir, puisque je ne peux la nommer.

Je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits plaisirs, dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à coté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sens point ; il existe qu'en lui même et pour lui seul, et, si il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie.

Au-dessus de ceux la s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'age viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les concitoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurite, prévoit et assure leurs besoin, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur héritages ; que ne peut-il leur enlever entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ?

L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.