Song Page - Lyrify.me

Lyrify.me

Larrivée aux Iles Au bagne by Albert Londres Lyrics

Genre: misc | Year: 1923

L’ARRIVÉE AUX ÎLES

À cinq heures de l’après-midi, l’Oyapok siffla.
De tous les bateaux qui labourent les vastes mers, l’Oyapok est le plus nauséabond.
Huit jours après l’avoir quitté, son souvenir vous poursuit encore.
Cependant, je courus pour ne pas le manquer.
Il allait m’emmener aux îles du Salut.
Quand un forçat joue le tout pour le tout, il s’écrie : « Ou les Bambous ou les îles !… » Les Bambous, c’est le cimetière ; les îles, c’est la réclusion. Ils les appellent aussi : la guillotine sèche.
Les îles sont trois rochers groupés en pleine mer : l’île Saint-Joseph, l’île Royale, l’île du Diable. C’est une terre réprouvée. Nul bateau n’a le droit d’en approcher, nul voyageur d’y poser le pied. On passe au large.
Ce soir, l’Oyapok s’arrêtera un moment entre Royale et Saint-Joseph, pour m’y laisser tomber.
Un canot sera là vers dix heures et me recueillera.
L’Oyapok emportait une clientèle ébouriffante pour Mana et Saint-Laurent-du-Maroni : Chinois, Indiens, coolies, noirs, d’autres moins foncés, des presque blancs. Tous traînaient une batterie de cuisine. On aurait dit un comice de ferblantiers ambulants. Ils vociféraient. Les casseroles sonnaient, cela grouillait si fort que l’on ne savait plus au bout d’un moment, si c’étaient les hommes qui avaient une voix de ferraille ou les casseroles qui parlaient nègre !
Ils enlevèrent le pont d’assaut. Entraîné par la vague extra-humaine, je pus néanmoins m’arcbouter contre un Chinois, ce qui me permit de défendre mes cinquante centimètres carrés de territoire. Dès que le bateau leva l’ancre, les descendants de Cham, de Sem et de Japhet s’étendirent. Les pieds mordorés d’une Indienne s’allongeaient sur mes tibias, la pointe de l’omoplate du Chinois me perçait le dos et deux petites moricaudes crépues dormaient déjà dans mes bras. Toute cette humanité fut horriblement malade ; mais comme dirait Lamennais, tirons le rideau sur cette scène épouvantable.

L’ÎLE ROYALE

Onze heures du soir. Le ciel est noir, la mer est noire, l’horizon est noir. Je suis arrivé. L’Oyapok stoppe.
L’obscurité est trop opaque. Je ne vois pas de canot, mais une voix rouillée demande : « Où est le passager ? » Je descends. Le canot est déjà collé à notre flanc. Un surveillant et six rameurs m’attendent.
— C’est vous ? interroge un galérien. Alors, faites barre fixe sur mon bras, n’ayez pas peur, c’est du fer.
— Paré ? demande le surveillant.
— Oui, chef !
— Pousse !
Ils rament vers l’île Royale.
Une voix interrompt soudain le silence :
— Le Petit Parisien a publié ma figure dans le temps…
Au bagne, c’est comme au désert, tout se sait. Mon voyage est connu.
— Bébert ! rame ferme. On va parler de nous à Paname !
De nouveau, le silence :
— La corvée vous salue bien, au nom de tous, à l’arrivée.
Ils n’ont pas le droit de causer, mais c’est la nuit, et ce sont des canotiers, forçats de choix.
— Barre à droite !
Voici Royale. J’entends une voix qui vient de terre :
— Eh !… le journaleux !… si t’as pas de lunettes roses, t’en verras de noires !
Qui m’interpelle ? Face au débarcadère est le poste. Ce serait une maison pareille à d’autres, mais, au lieu de portes et de fenêtres, on voit des barres de fer. C’est une maison-cage.
Le commandant des îles est là qui m’attend.
— Le commandant, le journaleux, c’est tout de la pourriture.
— Quel est-ce ?
— Un détraqué. J’ai usé de tous les moyens : indulgence, pardon, douceur. Hier, il réclame le médecin, je le lui envoie, il lui crache au visage. Je l’envoie au tribunal de Saint-Laurent par votre bateau.
Salomon, porte-clés, noir de la Nouvelle-Orléans, ressemble, tant il est grand et fort, à ces nègres en fer des fêtes foraines qui offrent leur ventre aux poings des amateurs, histoire de leur permettre de mesurer la puissance de leurs coups. Salomon ouvre la cage et prend le révolté dans ses bras. Le forçat gigote. Salomon le mate et le pose dans la barque.
La barque file vers l’Oyapok.
Dans la nuit, nous entendons une dernière fois, venant de la mer :
— Tous de la pourriture !…
UNE RENCONTRE

Nous montons par la route du plateau. Ce coin est enchanteur.
— Êtes-vous sûr que c’est le bagne, commandant ? On dirait Monte-Carlo sans les lumières…
— C’est grand comme la main et j’ai six cents hommes pour peigner ce jardin. Il peut être coquet.
Un bagnard descendait. On ne se promène pas la nuit, aux îles. Dès six heures du soir, tous sont souqués. Mais ce bagnard était en service. C’était le guetteur du sémaphore.
— Tenez ! voilà notre première rencontre, vous me direz tout à l’heure si vous en feriez de semblables à Monte-Carlo. Savez-vous ce qu’a fait cet homme ? C’est un blanc de la Martinique, un noble. Voici son nom, mais ne le répétez pas, son fils est officier dans l’armée française.
Patron d’une goélette sur la côte de Guyane, il faisait le va-et-vient entre la Prouague, Cayenne et Saint-Laurent-du-Maroni. Officiellement, il transportait du bois de rose et du tafia. Ce n’était pas un voyou de ports, mais un armateur au petit pied. Les meilleures familles de la colonie le recevaient. Et, si je n’avais pas la mémoire courte, je pourrais ajouter qu’il venait aussi chez moi.
Un soir, on vit arriver au camp de Cayenne un forçat horriblement blessé et qui criait comme un fou : « On nous tue tous ! C’est le massacre ! »
L’homme était porté comme évadé depuis cinq jours. Et voici ce qu’il dit :
— C’est le patron de la goélette bleue. Il s’entend avec nous pour nous faire évader. Il demande de cinquante à cent francs. Quand on est d’accord, cinq ou six, on prend date avec lui. Il doit nous conduire au Brésil. Et voilà pourquoi tous les camarades qui, depuis deux ans, sont partis avec lui, n’ont plus donné de nouvelles, voilà pourquoi !
— Eh bien ! pourquoi ? demande le chef.
— Il nous prend dans sa goélette, tout près de Cayenne, à la crique de la première brousse. Une heure après, passant devant la seconde crique, il nous dit de descendre sous prétexte de faire de l’eau. Lui reste dans le bateau, épaule son fusil et il nous abat. Ensuite, il vient, il nous ouvre le ventre et vole notre plan. (Tous les évadés ont de l’argent ; le plan est ce tube porte-monnaie qu’ils font remonter dans l’intestin).
— Et toi ? demanda-t-on au blessé.
— J’ai pu échapper, je n’avais que l’épaule traversée. Mais il m’a poursuivi. Il m’a cherché deux heures dans la brousse. J’étais caché sur un arbre. Je suis revenu pour tout vous dire. On nous tue tous !
— C’était vrai, fit le commandant. La cour d’assises de Cayenne ne l’a pas condamné à mort, elle a sans doute pensé qu’une fois au bagne, les forçats s’en chargeraient. Mais qui connaîtra jamais les réactions du bagne ?
Nous arrivions devant un logement.
— Voici votre maison, au revoir ; à demain !

« MON » FORÇAT

Je poussai la porte de la grille. La porte grinça.
Petit, crâne énorme, un forçat, pieds nus se précipita sur moi et, avec un accent qui n’était pas de chez nous : « Bienvenue, monsieur ! fit-il, bienvenue ! »
C’était l’Espagnol Gonzalez, ex-garçon au café de Bordeaux, condamné pour intelligence avec l’ennemi.
— Vous venez, monsieur, continua Gonzalez, moitié en catalan, moitié en bordelais, comme le Jésus qui descendit sur la terre pour sauver les malheureux. Il y a des coupables, je ne parle pas pour eux, mais moi ― et il eut deux larmes dans les yeux ― je suis innocent.
Ce n’est pas la rengaine du bagne. On ne vous dit pas souvent : « Je suis innocent ! » mais plutôt : « Moi, je suis une crapule ! »
— Mais, monsieur, continua Gonzalez, sans transition, venez prendre une douche.
Il m’apporta deux citrons en précisant :
— Pour les poux d’agouti.
C’est une des plaies des îles. L’agouti est une espèce de lièvre et ses poux sont une espèce de poux. L’herbe en pullule. Ils pénètrent sous la peau, aux chevilles. C’est diabolique.
Il était minuit. On n’entendait plus dehors que le bruit d’une mangue trop mûre s’écrasant sur le sol. Silencieux sur ses pieds nus, le forçat Gonzalez entra dans ma chambre un gros bâton à la main.
Maintenant, je connaissais les forçats. Je n’ai pas eu peur. C’était pour battre la moustiquaire !…