Au Diable Au bagne by Albert Londres Lyrics
« AU DIABLE »
Les condamnés appellent l’île du Diable : le Rocher noir.
On croirait n’avoir qu’à enjamber pour passer. C’est une tout autre affaire.
Naguère, un câble aérien réunissait les deux îles. Ainsi, chaque matin, dans un petit wagonnet, partait le ravitaillement. Il est difficile d’aller chez les déportés. Un goulet sépare les deux terres. Le courant est impératif. Aucun bateau ne s’y aventure. La mer ici semble un mur hérissé de tessons de bouteilles !
Au pied de l’abattoir, le canot nous attendait.
Les requins connaissent les jours de tuerie. Ils accourent dans l’anse dont l’eau se rougit. On les voit à la surface se réjouir du sang des bœufs.
Le forçat boucher accroche un paquet d’intestins à un harpon. Il va nous sortir un squale. Le monstre mord à la minute. Le forçat ferre trop tôt. La bête retombe à l’eau, gueule déchirée.
Nous embarquons.
Pour franchir à pied la distance de Royale au Diable, trois minutes suffiraient. Nous voici en route depuis un quart d’heure. Six rameurs. Nous n’avons presque pas décollé de Royale.
Ce sont six rudes galériens pourtant ! Ils serrent les dents. On dirait que c’est leur mâchoire qui tire le canot. Mais chaque fois qu’ils gagnent un mètre, les rouleaux nous repoussent de deux.
Avec eux, nous sommes neuf dans le canot. Aucun ne parle. Le hasard de ces minutes nous impose. Un orage s’abat à droite : rideau de fer qui descend sur l’horizon. L’orage fonce sur nous comme une charge de cavalerie.
Nous ne parlons pas. Dans un suprême effort, les forçats enlèvent le canot et sortent du tourbillon.
— C’est fait ! dit Seigle.
Nous sautons sur le « Diable ». Ouvrez les bras et vous tiendrez l’île contre votre cœur. C’est tout son volume.
Dreyfus l’inaugura. Il y resta cinq ans, seul. Voici son carbet. Il est abandonné. Je le regarde et c’est comme une très ancienne histoire que l’on me conterait.
Voici son banc. Chaque jour, le capitaine venait s’y asseoir, les yeux fixés, dit la légende, sur la France, à quatre milles par l’Atlantique.
Vint Ullmo. Là est sa case. Il y reçut le baptême, la communion. Voici sa lampe, son cocotier.
La guerre a peuplé le rocher. Maintenant ils sont vingt-huit, deux par baraque.
— Ne rappelez pas mon nom, supplie celui-là portant barbe noire.
— Qu’avez-vous fait ?
— En 14, j’ai écrit à la Gazette de Cologne pour lui dire que je pourrais lui fournir des renseignements.
Il est l’infirmier de ses camarades.
Ils ont un peu débroussé et cultivent d’étroits jardins.
Voici un Annamite qui ne parle qu’annamite.
Voici un Chilien.
C’est tout.
Île du Diable ! tombeau de vivants, tu dévores des vies entières. Mais ton silence est tel que pour le passant tu n’es qu’une page !
Les condamnés appellent l’île du Diable : le Rocher noir.
On croirait n’avoir qu’à enjamber pour passer. C’est une tout autre affaire.
Naguère, un câble aérien réunissait les deux îles. Ainsi, chaque matin, dans un petit wagonnet, partait le ravitaillement. Il est difficile d’aller chez les déportés. Un goulet sépare les deux terres. Le courant est impératif. Aucun bateau ne s’y aventure. La mer ici semble un mur hérissé de tessons de bouteilles !
Au pied de l’abattoir, le canot nous attendait.
Les requins connaissent les jours de tuerie. Ils accourent dans l’anse dont l’eau se rougit. On les voit à la surface se réjouir du sang des bœufs.
Le forçat boucher accroche un paquet d’intestins à un harpon. Il va nous sortir un squale. Le monstre mord à la minute. Le forçat ferre trop tôt. La bête retombe à l’eau, gueule déchirée.
Nous embarquons.
Pour franchir à pied la distance de Royale au Diable, trois minutes suffiraient. Nous voici en route depuis un quart d’heure. Six rameurs. Nous n’avons presque pas décollé de Royale.
Ce sont six rudes galériens pourtant ! Ils serrent les dents. On dirait que c’est leur mâchoire qui tire le canot. Mais chaque fois qu’ils gagnent un mètre, les rouleaux nous repoussent de deux.
Avec eux, nous sommes neuf dans le canot. Aucun ne parle. Le hasard de ces minutes nous impose. Un orage s’abat à droite : rideau de fer qui descend sur l’horizon. L’orage fonce sur nous comme une charge de cavalerie.
Nous ne parlons pas. Dans un suprême effort, les forçats enlèvent le canot et sortent du tourbillon.
— C’est fait ! dit Seigle.
Nous sautons sur le « Diable ». Ouvrez les bras et vous tiendrez l’île contre votre cœur. C’est tout son volume.
Dreyfus l’inaugura. Il y resta cinq ans, seul. Voici son carbet. Il est abandonné. Je le regarde et c’est comme une très ancienne histoire que l’on me conterait.
Voici son banc. Chaque jour, le capitaine venait s’y asseoir, les yeux fixés, dit la légende, sur la France, à quatre milles par l’Atlantique.
Vint Ullmo. Là est sa case. Il y reçut le baptême, la communion. Voici sa lampe, son cocotier.
La guerre a peuplé le rocher. Maintenant ils sont vingt-huit, deux par baraque.
— Ne rappelez pas mon nom, supplie celui-là portant barbe noire.
— Qu’avez-vous fait ?
— En 14, j’ai écrit à la Gazette de Cologne pour lui dire que je pourrais lui fournir des renseignements.
Il est l’infirmier de ses camarades.
Ils ont un peu débroussé et cultivent d’étroits jardins.
Voici un Annamite qui ne parle qu’annamite.
Voici un Chilien.
C’est tout.
Île du Diable ! tombeau de vivants, tu dévores des vies entières. Mais ton silence est tel que pour le passant tu n’es qu’une page !